Intérieurs confinés : les lieux de la peinture

Voyages en intérieurs en compagnie de Nadeije Laneyrie-Dagen

Existe-t-il en peinture des représentations d’intérieurs qu’on pourrait mettre en rapport avec l’enfermement que nous expérimentons ?

Intérieurs confinés : les lieux de la peinture

par Nadeije Laneyrie-Dagen

 

Peindre, dessiner ou graver un intérieur, suppose qu’on maîtrise perspective et proportions. Il faut, le support étant à deux dimensions, donner l’illusion d’un espace fermé qui soit profond, et qui enveloppe à l’échelle les figures censées être dedans.

L’invention des moyens nécessaires à cette illusion est la grande affaire de ceux qu’on ne nomme pas encore des artistes, au XIVe siècle en Italie et au début du XVe siècle dans le Nord. C’est à partir des années 1400, l’époque antique et notamment romaine mise à part, qu’on trouve des représentations convaincantes d’intérieur.
Le climat joue par ailleurs dans la géographie des images. Force est de le constater : c’est dans le nord de l’Europe, où il fait plus froid, que les peintres manifestent leur prédilection pour les peintures d’intérieur. Le soleil italien prédispose aux scènes de rues et de places, où des compagnies nombreuses se pressent pour entendre un sermon, processionner ou assister à un mariage, tandis que les frimas septentrionaux incline aux images de foyers où il fait bon se chauffer seuls ou à quelques-uns.

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Les Epoux Arnolfini, Jan van Eyck, 1434. (Wikimedia Commons/CC)


Une dimension de genre distingue par ailleurs les représentations d’intérieur. Elle se manifeste dans un des tout premiers tableaux qui figurent un couple dans une pièce : les Époux Arnolfini, de Jan van Eyck, daté de 1434, regardé comme l’image d’un mariage et conservé à la National Gallery de Londres.
Giovanna Arnolfini se tient auprès d’un lit et Van Eyck a peint derrière elle une banquette du même rouge que ce lit et, juste devant, troublantes chaussures d’intérieur, des mules d’une identique nuance sanguine. Giovanni, à gauche, se tient du côté de la fenêtre. On devine au premier plan, par le tracé de la lumière, une porte entr’ouverte et on voit de nouveau des chaussures, en l’occurrence des socques de bois usées et dont la pointe est dirigée vers cette porte.
Les rôles sont fixés, ainsi, et le pouvoir, le droit ou l’habitude de sortir ou non, également. La maison est le lieu où l’épouse demeure, le mari s’en va vers les aventures et les rencontres que procure le monde.
À en croire certains, les rôles aujourd’hui n’auraient, pour l’essentiel, pas changé : « L'homme a besoin de conquérir des territoires, la femme trouve son territoire et elle y reste », osait dire encore, en 2005, l’artiste et académicien Bustamante …

La pièce où se tiennent les Époux Arnolfini est à demi salle à vivre, à demi salle où dormir. On ne se demandera pas ici si cette double fonction correspond à une réalité des anciennes maisons flamandes ou s’il s’agit d’un espace fictif qui conviendrait mieux à ce double portrait. Mais on remarquera que la place importante du lit, du côté de Giovanna, désigne cette partie de l’espace, qui est proprement le sien, comme une chambre.

Dans la demeure de la fin du Moyen Age, ou du moins dans le résumé fantasmé qu’en donnent les œuvres d’art, l’homme, s’il est confiné, se tient dans son studio : un cabinet de travail. S’il reste à domicile, c’est qu’il est un lettré, un philosophe.

Jérôme, promu patron des humanistes au XVe siècle, ou Augustin, travaillent ainsi chez eux, dans une pièce occupée par une quantité plus ou moins considérable d’instruments, de livres, d’objets de piété et de sabliers ou de crâne. Chez Carpaccio (la Vision de saint Augustin, Venise) le philosophe confiné est assis à une table dressée sur une estrade. Chez Antonello da Messina (Saint Jérôme, Londres), il se tient dans un meuble-bureau aux proportions gigantesques et qui particularise son espace comme une phone box moderne — un meuble d’isolement — au sein de la maison. Chez Dürer, sa tranquillité est protégée par un lion et un renard. Le confinement masculin est donc laborieux, choisi ou consenti par les sages qui s’isolent du monde pour lire et écrire.

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La Vision de saint Augustin, 141 × 210 cm, 1502, huile sur toile, Scuola di San Giorgio, Venise. (Wikimedia Commons/CC)

 

Autour de la femme confinée, on voit rarement des livres, jamais d’objets de sciences et non plus de table où travailler. Mais un prie-Dieu et un lit fait symbolisent la piété et l’ordre ménager ainsi que la pureté physique : on ne s’est pas agité sur la couche aux draps tirés. Cette représentation est liée au thème de l’Annonciation. Marie, modèle des femmes, prie ou quelquefois file, brode ou tricote dans ce thalamus, ce saint des saints dans le temple qu’est pour elle la demeure, quand l’ange lui annonce qu’elle a conçu. L’envoyé de Dieu entre dans la chambre de la Vierge avec hésitation. Il reste sur le seuil ou le franchit à peine, et un vase plein de lys le sépare souvent de la Mère de Dieu : une barrière symbolique, où la couleur pâle des fleurs évoque pour nous celle des blouses médicales, et dont le parfum vaut pour prophylaxie.
Tout cela n’évite pas que les peintres représentent le Divin Enfant flottant subrepticement dans l’air. Étrange reflet de notre situation que cette image d’une femme retirée dans le lieu sûr de sa demeure et dont le corps s’ouvre pourtant au germe que porte l’air… 

La chambre mariale a quelquefois une issue extérieure, en Italie surtout. Elle ne donne pas sur la rue ou sur une campagne ouverte, mais sur un jardin dont les murs et la porte sont fermés : cet hortus conclusus dont Daniel Arasse a montré naguère qu’avec ses fleurs prospères et sa clôture, il était comme le ventre de Marie, à la fois fécond et inviolé.
Dans le Nord, au XVIIe siècle chez Pieter de Hooch, la pièce où se tient la femme, en compagnie souvent de un ou plusieurs enfants mais non pas du mari, laisse apercevoir d’autres espaces domestiques, parfois une cour, mais de nouveau exceptionnellement la rue. Des visiteurs sont quelquefois admis depuis cette cour qui fait office de sas ; plus souvent, ils restent à la porte. Un garçonnet, une fillette, depuis l’intérieur, regarde quelquefois ce qui se passe dehors ; ils ne  franchissent pas la frontière qui sépare la maison de l’environnement dangereux. Plus tôt, dans les Époux Arnolfini de nouveau, l’extérieur est hors champ. Un miroir, au fond, reflète deux silhouettes : comme un double selfie accompagné d’une légende en short message service, JOHANNES DE EYCK FUIT HIC. Jan van Eyck et un compagnon ont bien « été là », mais à distance : sur le seuil et non pas au contact du couple, comme l’ange dans les Annonciations. Eux (les témoins du serment de mariage), les autres (les mariés, autrement dit les Arnolfini) se sont contemplés sans surtout se toucher. Pas d’accolade, des bons vœux aux époux d’une voix assez forte parce que lancés de loin : singulier parallèle, de nouveau, avec la « distanciation sociale » qui nous fait parler fort d’un trottoir à un autre plutôt que de s’approcher, et avec les photos qui montrent les jeunes d’une famille faisant signe aux « anciens » (étrange expression) à travers des fenêtres.

Fenêtres… Ces ouvertures qui donnent à la maison, à telle heure, un rayon de soleil et, pourvu que la croisée soit ouverte, un air, paraît-il, désormais, à la moindre pollution. Ces fenêtres, depuis lesquelles on applaudit le soir, à travers les vitres desquelles on compte les passants, et où quelquefois on se montre. Ces fenêtres que, désormais (un concours nous y incite), on photographie.
Dans la peinture, les fenêtres jouent un rôle important.

À Delft vers 1650 et 1660, Vermeer vit au sein d’une maison pleine de gens (sa famille est nombreuse) mais un peu à l’écart de la société locale : il est converti au catholicisme, la cité est protestante. Les paysages que nous gardons de Vermeer pourraient être aperçus depuis une fenêtre : la Vue de Delft – la berge, le canal, la ville vers le Nord, le « petit pan de mur jaune »  - depuis l’attique ; et la Ruelle, un aperçu plongeant vers la maison d’en face, depuis l’atelier haut placé lui aussi pour être éclairé. Très souvent cependant, les tableaux du peintre de Delft sont des intérieurs. Des gens seuls s’affairent ou donnent l’illusion de s’affairer près des carreaux de verre qui baignent les œuvres du peintre d’une lumière particulière. Les rares hommes, non plus des saints mais des savants, l’Astronome, le Géographe, se saoulent d’études infinies. Penchés sur leurs instruments ou leurs cahiers, avec au mur, parfois, une carte du monde, ils rêvent les espaces où ils ne peuvent aller. Délices supérieures : « Le plaisir qu’on trouve à voyager dans sa chambre est à l’abri de la jalousie inquiète des hommes ; il est indépendant de la fortune » — Joseph de Maistre bien sûr. Les femmes de Vermeer, elles, ne travaillent toujours pas. Elles lisent des lettres venues, encore, de lieux pour elles inaccessibles ; elles essaient ou pèsent des perles ; elles versent longuement le lait ou jouent du virginal : il faut bien s’occuper…  

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Vue sur Delft, Johannes Vermeer, env. 1660-1661 (Wikimedia Commons/CC)

 

Le balcon, dont les moins mal lotis d’entre nous se servent ce printemps comme d’un solarium, est une conquête architecturale et donc picturale moderne. Celui peint par Manet (Paris, musée d’Orsay), faussement espagnol, date de 1869 : deux femmes, un homme légèrement en retrait, prennent le frais ou regardent, curieux, on ne sait quel spectacle, avec un léger air d’ennui. Le tableau fut acheté par Caillebotte, grand peintre des appartements haussmanniens et, de nouveau, de leurs balcons. Vus de dos, de profil, des hommes en frac, plus rarement des femmes, méditent vaguement face à une balustrade de pierre ou s’accoudent à un garde-corps de fer forgé. La ville se découvre. Souvent, il faut beau temps : le ciel est lumineux et, frôlant les hauts étages, la canopée urbaine appelle les oiseaux… ceux que nous entendons de nouveau et que Caillebotte, quant à lui, ne peint pas.

Des fenêtres, Pierre Bonnard au XXe siècle, en a peint d’innombrables : celles de ses habitations successives, où il montre la rue, un bout de Seine, un jardin, d’autres maisons, ou bien encore, en Provence, la mer ou des palmiers… Pendant plus de trois décennies, de sa rencontre avec sa compagne à la mort de celle-ci, Bonnard a vécu pour ainsi dire reclus. Marthe, modèle et maîtresse, femme fragile physiquement et psychologiquement, le contraignit à une vie sociale clandestine. Elle devint une geôlière, et la demeure du couple une prison où le peintre accepta de s’enfermer à peu près. Les jaunes et les rouges qui caractérisent les toiles de Bonnard sont les couleurs d’une vie artificiellement protégée de tout accident extérieur. On y découvre Marthe au jardin, au tub, au bain, petit-déjeunant ou tranquille sous la lampe, sans que résonne un écho des bonheurs extérieurs ni des drames collectifs du siècle. Bonnard a très peu peint la  la Première Guerre mondiale et pas du tout la Deuxième, quoique sa correspondance avec Henri Matisse montrât à quel point elle l’affecta profondément.

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La Maison au bord de la voie ferrée, Edward Hopper, 1925, (Wikimedia Commons/CC)

 

Combien de temps des personnes peuvent-elles demeurer confinées, seules ou à plusieurs, sans qu’il y ait de dégâts ? Un roman de Marcia Davenport, My Brother’s Keeper, d’après un fait réel, raconte l’histoire de deux bourgeois new yorkais volontairement confinés, ne gardant de contact avec l’extérieur que par les journaux qu’ils empilent. Par la force des choses, leur demeure devient leur cénotaphe. Dans la version française, Les frères Holt, dans la collection "Le Promeneur" (un comble) de Gallimard, la couverture a pour illustration la Maison au bord de la voie ferrée — une voie abandonnée —  de Hopper : un de ces tableaux qui, avec de telles maisons perdues dans la campagne sans un chemin qui les desserve, ou bien des personnages assis sans compagnon ni compagne chez eux, à une table de bar ou dans une salle obscure, donnent intensément le sentiment de solitude.

Pourra-t-on se consoler en disant que, réduite à un temps, le confinement peut être le « moment idéal », comme le vantent des messages encourageants, pour permettre aux parents et enfants de se redécouvrir et aux couples de se retrouver ? La peinture le rappelle, le huis clos peut-être doux ou terrible.

Cellule calfeutrée dans l’appartement refuge, la chambre n’est pas toujours celle de de la vierge ni de la sainte. Dans une estampe de Rembrandt appelée Le Lit à la française (on ne saura pas pourquoi), un couple fait l’amour sur un épais matelas et de gros oreillers, à l’abri de rideaux entrouverts. Dans la calviniste Amsterdam, il faut bien de la hardiesse et de la liberté pour représenter une telle scène. Le désir, certainement, est intense : celui, affirmé, de la femme (elle sourit d’aise) ; et celui de l’artiste, qui se moque de finir son œuvre et laisse subsister, pour l’amante, trois position des bras — comme si elle bougeait. Mais dans une peinture de Degas deux siècles et demi plus tard, le commerce sexuel est beaucoup plus cruel : l’Intérieur (Philadelphie, Musée d’art), premier titre du tableau, montre un lit étroit, chambre féminine au confort modeste. Un homme habillé y a pris le pouvoir. Il est debout, victorieux, adossé à la porte, empêchant toute sortie, tandis qu’une femme en chemise, l’épaule nue, assise aussi éloignée de lui qu’elle le peut, lui tourne le dos. Entre eux, sur une table, une boîte à ouvrage ouverte révèle son capitonnage qui prend, dans ce contexte, une signification obscène — l’œuvre est connue aujourd’hui, quoique le peintre ne l’ait pas voulu ainsi, sous le titre le Viol.  

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Intérieur, Edgar Degas, Philadelphia Museum of Art, 1868-1869, (Wikimedia Commons/CC)

 

Le tableau de Degas tire en partie son effet dramatique de la lampe à pétrole qui éclaire la boîte. L’objet, reconnaissable à son réservoir et sa cheminée de verre, est une nouveauté inventée dans les années 1870 et que les peintres nabis ont peinte avec prédilection. Une toile de Vallotton, au musée d’Orsay, figure, sous la lumière d’une telle lampe, littéralement, le cercle de famille. Deux enfants et leur mère, l’épouse en secondes noces du peintre assis de dos, mangent à une table ronde. La nuit autour d’eux serre l’étau de ce halo où, avec les visages, les rancœurs et les haines se révèlent : « Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… » — Sartre, bien sûr.

L’enfer, pourtant, ce ne sont pas les autres, pas ceux qu’on croit aimer, qu’on aime. Mais c’est la conjonction de ceux qu’on se trouve aimer et du lieu qui enferme vous et eux. Les nabis, aussi bien que Caillebotte, peignent des intérieurs modernes : non pas des demeures prolétaires ou des maisons de riches mais, dans des villes qui ont poussé trop vite, les appartements d’une classe moyenne juste née qui engrange les meubles et surcharge son décor. Les tableaux de Vuillard ou ceux de Vallotton de nouveau, montrent ces intérieurs qui deviennent étroits à force d’être ornés : des motifs trop nombreux impriment le papier peint (aussi une nouveauté), les étoffes sur les meubles et les tapis au sol, et du foyer coquet se dégage non une impression, de confort, mais de malaise. Les appartements citadins où nous nous confinons sont probablement moins ornés ; ils n’en sont pas moins étroits et au fil des années les meubles et souvenirs les rendent plus petits encore. L’appartement moderne ressemble à ces maisons en réduction qu’on donne aux enfants pour jouer, et qui sont trop petits pour les poupées destinées à y être installées. L’erreur d’échelle change les rapports humains. Dans ces espaces qui ne sont pas « à vivre », à vivre tout le jour et au fil des jours,  nous habitons trop longtemps et il nous vient des envies de ménage et de murs repoussés, le fantasme d’un vide qui permettrait enfin de vivre, ensemble longtemps.


Nadeije Laneyrie-Dagen

 

Autour de Nadeije Laneyrie-Dagen

Professeure d’histoire de l’art au département d'Histoire et de théorie des Arts de l’École normale supérieure - PSL, Nadeije Laneyrie-Dagen est spécialiste de de peinture (fin du Moyen Age et début de l'époque moderne). Elle a publié l’Invention du corps (Paris, Flammarion, 1997) et sa suite L’Invention de la nature (Paris, Flammarion, 2008) ainsi que des ouvrages à caractère pédagogique : Lire la peinture (Paris, Larousse, 2002) et L’histoire de l’art pour tous (Paris, Hazan, 2011). On lui doit plus récemment Animaux secrets, animaux cachés, réflexion sur la place du motif animalier dans l’art (Paris, Mazenod et Citadelles, 2016).