« J’essaie de comprendre comment on invente les peuples et les pays dans l’histoire »

Rencontre avec Anca Dan, géoarchéologue

Qu’est-ce qu’un pays ? Qu’est-ce qu’un peuple ?  Quel rôle joue le passé et, tout particulièrement, l'Antiquité gréco-romaine à laquelle on attribue, à tort et à raison, les origines de notre société ?
Les recherches de Anca Dan, historienne et archéologue au laboratoire Archéologie et Philologie d’Orient et d’Occident de l’ENS-PSL, s'intéressent à l'interdépendance entre les hommes et leur environnement, ainsi qu'aux représentations et aux identités collectives liées à un espace.
Photo de Anca Dan
Anca Dan

Depuis l’enfance, Anca Dan a toujours aimé s’évader vers d’autres mondes, tout en cherchant à comprendre le nôtre. Pour sonder les mystères de l’humanité, la clé, pour elle, sera d’apprendre l’histoire, la géographie et les langues (anciennes et modernes). Originaire de Roumanie, la jeune femme a étudié l’Antiquité grâce au français. « Dans les années 1990, la France investissait encore beaucoup dans les Alliances Françaises où l’on pouvait découvrir des manuels occidentaux, participer à des dictées et des concours de poésie, écouter des concerts… Le français était partout accessible à tous, et, surtout, connu de tous. C’est grâce à ces ressources que j’ai pu étudier les Antiquités : à la Faculté des Lettres Classiques de Bucarest, nos dictionnaires et grammaires étaient français et les maîtres de nos maîtres étaient Anatole Bailly, Alfred Ernout, Antoine Meillet, Pierre Chantraine ; de même en historiographie et en archéologie roumaine, les pères fondateurs avaient été francophones : Nicolae Iorga, George Brătianu, Vasile Pârvan… »

Son admission en 2001 à l’ENS, grâce à un concours pour des étudiants roumains (qui a précédé la Sélection Internationale de l’École) lui donne la chance d’approfondir les Sciences de l’Antiquité, aussi bien à l’ENS qu’à la Sorbonne et à l’Université de Reims. « J’ai toujours aimé combiner la recherche avec l’enseignement : en conséquence, pendant mes années postdoctorales, j’ai alterné les bourses de recherche philologique, historique et archéologique en Grèce, en Allemagne et aux États-Unis, avec des contrats d’enseignement en France. » En 2012, la chercheuse obtient la nationalité française et un poste de chargée de recherche au CNRS, dans le laboratoire Archéologie et Philologie d’Orient et d’Occident de l’ENS.

La géoarchéologie 

Qu’est-ce qu’un pays ? Qu’est-ce qu’un peuple ? Comment construire une identité européenne ? Que doit-on à l’Autre, à sa manière de voir le monde ? Quel rôle joue le passé et, tout particulièrement, cette Antiquité gréco-romaine à laquelle on attribue, à tort et à raison, les origines de notre société ? Les recherches de Anca Dan s'inscrivent dans l’étude de notre Terre, ce qu’elle nous a donné et ce que nous lui avons imposé à travers le temps : « J’essaie de comprendre comment on invente les peuples et les pays dans l’histoire ».

La chercheuse travaille sur des textes et des cartes, mais aussi sur la culture matérielle (les sites archéologiques, certains monuments ou objets significatifs pour certaines cultures). « Je vais sur le terrain pour faire des prospections et des fouilles, mais je travaille aussi en bibliothèque pour éditer, traduire, expliquer des textes et des images qui représentent les pays et les peuples qui m’intéressent. »

De formation antiquisante, son choix porte sur les régions qui ont été occupées à un moment donné par des Grecs : en mer Noire (en Roumanie et en Russie), en Méditerranée (en Turquie, en Grèce, en Italie), et dernièrement, jusqu’en Asie Centrale et au Nord de l’Inde, où l’hellénisme porté par Alexandre le Grand et ses successeurs a changé la face du monde. « Pour comprendre l’hellénisme et ce que notre société contemporaine lui doit, on doit regarder ce que les autres cultures – comme les Iraniens ou les Chinois – n’ont pas ou ne découvrent qu’au contact des Grecs. Ainsi, la géographie – c’est-à-dire la représentation des terres habitées sur le globe terrestre – est une invention grecque, conséquence directe des mesures qu’Alexandre le Grand a prises au pas de ses conquêtes. Dès le temps de leurs premières confrontations avec les Perses, les Grecs nous ont transmis les premières définitions des peuples. À travers leurs textes, qui s’étendent sur trois millénaires, on comprend comment une identité collective peut se construire ou se déconstruire. »

La chercheuse a ainsi écrit ou co-écrit des livres et des articles portant sur les reconstitutions paléogéographiques et topographiques de certaines régions ou villes portant l’empreinte de l’hellénisme (i.e. : le Bosphore Cimmérien / actuel détroit de Kertch), sur l’histoire de certaines notions ou concepts géographiques (i.e. : la Coele-Syrie ou l’Asie), et sur certains textes et cartes dont les plus anciennes mappemondes, comme celle conservée à Albi, ou encore les premières descriptions complètes du monde habité conservées jusqu’à nous, chez Strabon ou Pline l’Ancien.

Pour comprendre les sites et les peuples antiques, Anca Dan emploie une méthode interdisciplinaire, des recherches appelées géoarchéologiques. Avec ses collègues géomorphologues – et en particulier Helmut Brückner et Christophe Morhange, ils ont mis au point un protocole d’étude géoarchéologique d’un site. «On part de la compilation des données existantes – récits de voyages, cartes et photos satellites. On fait des prospections archéologiques – ou, comme on les appelle parfois avec un beau mot grec, des « périégèses » – pour repérer la concentration de déchets humains de différentes époques. On complète cela par des mesures géophysiques des sols et on réalise des micro-fouilles, c’est-à-dire des carottages sédimentaires pour observer les couches terrestres cartographiés. Les sédiments récoltés dans ces carottages nous offrent des informations sur les environnements naturels et humains qui s’y sont succédés, et sur leur datation. La multiplication de ces carottages nous permet de redessiner les rivages des mers, des lacs et des fleuves, d’observer les plantes et les animaux des différentes époques, les éventuelles catastrophes naturelles mais aussi les dérèglements introduits par l’homme (pour la pollution, le réchauffement climatique déterminant l’augmentation du niveau de la mer). Quand il est nécessaire, nous ouvrons des sondages et des fouilles archéologiques, pour comprendre mieux certaines constructions qui ont considérablement changé l’environnement.

Photo de Anca Dan sur un site archéologique
Anca Dan sur le site d'Ainos (moderne Enez) en Turquie, où elle dirige la mission française du Ministère des Affaires Etrangères.

Recomposer les paysages du passé

Une partie des recherches de Anca Dan porte sur les « transferts de paysages » et des savoirs : des recherches pour apprendre comment les gens ont vécu ensemble, ou les uns contre les autres, et ce qu’ils ont pensé de leur monde. Elles s’inscrivent dans le cadre des travaux conduits à l’École graduée Translitterae.

« Depuis la préhistoire, l’homme a altéré son environnement en transportant des plantes et des animaux d’un continent à l’autre. Au Néolithique, il rasait déjà les collines et construisait des sortes de « ponts » pour traverser les zones inondées comme si elles étaient des zones sèches. C’est pendant l’Antiquité que le « paysage » a été inventé, c’est-à-dire une nature mise en scène, standardisée, conceptualisée. La Renaissance, les Lumières, le Romantisme sont des époques pendant lesquelles on a retrouvé et réinventé les paysages des Anciens. L’histoire de ce que Montaigne appelait l’artialisation de l’espace, c’est-à-dire la transformation de la nature en paysage, est faite de transferts diachroniques de plans de bâtiments, de villes, de jardins, révélateurs de notre rapport à l’environnement, au passé et à nous-mêmes

Les chercheurs en sciences de l’Antiquité qui ont cette capacité à traduire les traces éparses du passé. Mais au-delà du simple plaisir de la connaissance, les résultats des géoarchéologues servent aussi aux études et projections environnementales : «  par exemple quand on étudie l’évolution du niveau de la mer, de certaines espèces, des variations climatiques ou démographiques nous pouvons donner aux scientifiques des datations (par la céramique, la numismatique, les textes) pour les données environnementales qu’ils recueillent, ou leur transmettre le ressenti des hommes du passé, qu’aucune méthode scientifique ne peut retrouver, en dehors des textes anciens.»

Les résultats des géoarchéologues servent aussi aux études et projections environnementales

À titre d’exemple, au mois de septembre 2021 à Ainos, l’équipe de chercheurs franco-turco-allemande, ont étudié les vieux ports, de l’Antiquité à l’époque ottomane. Ils ont pu établir l’existence de deux ports principaux, qui ont fonctionné l’un après l’autre. Les analyses géochimiques et paléobiologiques des sédiments des carottes et des fouilles permettront de confirmer ou d’infirmer l'hypothèse déjà esquissée. Ces analyses permettent déjà d’observer la pollution ancienne des bassins portuaires, due à l’artisanat, à la concentration démographique et à un style de vie urbain qui s’éloigne de la nature, dès l’antiquité gréco-romaine. « Si l’on compare l’altération de l’environnement pendant les deux derniers siècles avec toute l’Anthropocène, on comprend qu’il n’y a plus de retour en arrière : les efforts de réduction de la pollution sont essentiels, mais insuffisants devant l’ampleur des changements enclenchés.»

Familière de l’interdépendance entre les hommes et leur environnement, Anca Dan est particulièrement concernée par les changements environnementaux actuels et suggère qu’ « afin de pouvoir aider au mieux les scientifiques, nous – historiens et archéologues – devons aller au-delà du spatial turn, c’est-à-dire du recentrage de nos études sur la question de l’espace, à un ecological turn: nous devons consacrer plus d’attention au phénomène de transformation anthropique de l’espace, à ses perceptions et aux leçons qu’il faut en tirer, pour aider les scientifiques à combattre les fake news.»

À propos de Anca Dan

 

Anca Dan est historienne et archéologue, spécialiste de géographie et ethnographie grecque et romaine. Chargée de recherches au CNRS, dans le laboratoire Archéologie et Philologie d’Orient et d’Occident de l’ENS, elle travaille en particulier sur la mer Noire et la Méditerranée et s'intéresse à l'interdépendance entre hommes et environnement, aux représentations (textes et cartes), et aux identités collectives liées à un espace (ethnogenèses et transferts culturels).