« L'extrême droite entretient un rapport traumatisé au passé, qui vient fonder un discours restaurateur. »
Entretien avec Baptiste Roger-Lacan, normalien, à l'occasion de la parution de l’ouvrage « Nouvelle Histoire de l’extrême droite. France 1780-2025 » (Seuil, 2025)
Quand l'extrême droite est-elle née en France ? A-t-elle des caractéristiques immuables ? Se distingue-t-elle de ses voisines européennes ?
Pour répondre à ces questions, nous avons sollicité Baptiste Roger-Lacan, normalien et directeur de l'ouvrage Nouvelle histoire de l'extrême-droite. France, 1780-2025 paru aux éditions du Seuil en octobre 2025.
Pouvez-vous vous présenter ? Pourquoi avez-vous décidé d’étudier l’histoire et d’en faire votre métier ?
Baptiste Roger-Lacan : Normalien et agrégé d’histoire, j’ai soutenu une thèse de doctorat consacrée aux imaginaires contre-révolutionnaires sous la Troisième République en France. Une version remaniée est du reste parue en mars 2025 aux éditions Passés Composés, sous le titre : Le Roi, une autre histoire de la droite.
L’histoire a toujours été, d’une certaine manière, le métier que je voulais exercer : un goût ancien, presque instinctif, pour le passé et sa compréhension, qui s’est affermi et affiné au fil du temps. C’est la discipline vers laquelle je suis toujours revenu, sans vraiment m’en rendre compte, au point qu'elle a constitué une forme de propédeutique dans la plupart de mes apprentissages. Le choix de pleinement en faire mon métier tient aussi à mon plaisir d’enseigner. Ce goût s’est révélé dès mes premières expériences devant des étudiants ; il m’a naturellement conduit à passer l’agrégation, puis à poursuivre une activité d’enseignement, aujourd’hui à l’Institut catholique de Paris et à Sciences Po Paris.
Vous avez dirigé l’ouvrage Nouvelle Histoire de l’extrême droite. France 1780-2025, paru aux éditions du Seuil le 10 octobre 2025. Quel a été l’élément déclencheur de sa rédaction ?
Baptiste Roger-Lacan : Au départ, il s’agissait d’une commande des éditions du Seuil. J’ai été contacté par Vincent Casanova, directeur adjoint pour les sciences humaines aux éditions du Seuil, qui souhaitait proposer une nouvelle synthèse sur l’extrême droite, trente ans après l’ouvrage dirigé par Michel Winock au début des années 1990. J’ai accepté avec enthousiasme : c’était une proposition à la fois stimulante et un véritable défi, d’autant plus que le projet devait s’inscrire dans la collection « L’Univers historique ». Pour moi, l’enjeu était double : rassembler une équipe de jeunes chercheurs capables de présenter de manière claire et accessible les avancées récentes de la recherche ; assumer l'extension de la chronologie pour intégrer pleinement l’histoire de la contre-révolution, et réfléchir à la manière dont cette tradition politique s’articule à celle de l’extrême droite au sens large.
Quand l’extrême droite est-elle née en France ?
Baptiste Roger-Lacan : C’est une question centrale. La plupart des historiens situent la naissance de l’extrême droite à la fin du XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ, entre la crise boulangiste et l’affaire Dreyfus. C’est alors que la contre-révolution disparaît comme force politique organisée, ouvrant la voie à une recomposition des droites autour du conservatisme et surtout du nationalisme.
Les formes les plus intransigeantes de ce nationalisme constituent le noyau originel de ce qu’on appellera bientôt l’extrême droite. Cependant, il m’a semblé important – dans le sillage de nombreux travaux qui ont réévalué l'importance et la place de la contre-révolution dans l'histoire politique, sociale et intellectuelle du XIXᵉ siècle – de remonter plus en amont, vers la fin du XVIIIᵉ siècle, pour montrer comment certaines expressions de la pensée contre-révolutionnaire ont préfiguré l’extrême droite : par leur radicalité idéologique, leur rapport à la violence, leur rejet de la Révolution française, et leur tactique politique fondée sur l’intransigeance.
L’extrême droite a-t-elle été une constante du paysage politique français ?
Baptiste Roger-Lacan : Oui, depuis la fin du XIXᵉ siècle, au moins. Il y a eu des périodes où elle a été moins visible, notamment dans les années 1940-1950, lorsque ses idées étaient discréditées et ses organisations marginalisées, après l'expérience du régime de Vichy et de la politique de collaboration. Mais même dans ces moments de reflux, elle n’a jamais disparu, subsistant notamment dans le champ éditorial, mais aussi dans des groupuscules qui ont à la fois cherché à défendre et à transmettre une mémoire militante (en cherchant notamment à réhabiliter le régime). On remarque également qu'une partie des mouvements qui contestent la IVᵉ République, à commencer par le poujadisme, donnent une actualité nouvelle à des références idéologiques marquées à l'extrême droite (Action Française, Ligues, défense de Vichy). On trouve toujours, dans la société française, une part de l’opinion prête à soutenir des courants prônant une rupture radicale avec le système démocratique et défendant un nationalisme exclusif, fondé sur le rejet d’une partie de la population présentée comme parasite.
L’extrême droite française actuelle a-t-elle des points communs avec celle des années 1780 ? A-t-elle des caractéristiques immuables ?
Baptiste Roger-Lacan : C’est un courant difficile à définir, et c’est d’ailleurs tout l’enjeu de l’introduction de l’ouvrage : montrer que l’extrême droite constitue une tradition politique mouvante, protéiforme, qui se transforme avec le temps. Il existe néanmoins quelques constantes. D’abord, la défense d’une vision hiérarchisée et organique de la société, fondée sur le rejet du principe d’égalité, jugé artificiel et dangereux. L’extrême droite affirme l’existence de hiérarchies naturelles entre les individus et considère que chacun doit rester à la place qui lui revient. Elle partage aussi une méfiance envers l’idée de liberté individuelle, perçue comme une fiction génératrice de désordre, et revendique au contraire l’autorité comme fondement de la souveraineté. De ces postulats de départ découlent d'autres éléments comme une certaine intransigeance tactique et idéologique, un rejet de l’individualisme, une acceptation décomplexée de la violence politique et la conviction qu’une communauté ne peut se maintenir qu’en excluant certains groupes, parfois par des moyens coercitifs ou violents. Finalement, l'extrême droite entretient un rapport traumatisé au passé, qui vient fonder un discours restaurateur : face à un présent inquiétant, les extrêmes droites se proposent de rétablir le cours de l'histoire.
L’extrême droite française, de par son histoire, se distingue-t-elle de ses voisines européennes ?
Baptiste Roger-Lacan : Oui, l’extrême droite française possède certaines spécificités. Elle a longtemps été un véritable espace de créativité idéologique et militante, notamment à la fin du XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle, avec une réelle influence intellectuelle sur d'autres mouvements européens. Pour autant, dans la deuxième moitié du XXᵉ siècle, l’affirmation du gaullisme comme force dominante de la droite entre la fin des années 1950 et les années 2000, a contribué à marginaliser durablement l’extrême droite. La solidité du bloc gaulliste (et post-gaulliste) a limité la porosité entre droite et extrême droite, ce qui explique qu’en France, contrairement à l’Italie ou à plusieurs pays d’Europe centrale, celle-ci ne soit jamais entrée en coalition et ait eu beaucoup de mal à contrôler durablement des exécutifs locaux. Cette particularité est en train de disparaître, élections après élections. Ceci étant dit, l'extrême droite française est incompréhensible si on ne l'analyse pas dans une perspective transnationale. Notre livre insiste notamment sur la dimension européenne de cette histoire. Depuis la contre-révolution jusqu’au XXIᵉ siècle, les idées, les militants et les financements circulent sans cesse d’un pays à l’autre. L’extrême droite française doit donc être comprise dans un cadre d’échanges et d’influences réciproques, qui consistent autant à exporter des idées qu'à transformer son discours ou sa stratégie en fonction de politiques qui ont pu fonctionner à l'étranger. Là aussi, l'extrême droite n'a rien de monolithique.
