« La connaissance est plus que jamais un enjeu de luttes et une « zone à défendre ».
Rencontre avec Benjamin Lemoine, directeur adjoint du Centre Maurice Halbwachs, sociologue et chercheur au CNRS
À l’occasion de la parution de son dernier ouvrage Chasseurs d’États : les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté, le sociologue Benjamin Lemoine revient sur ses missions de directeur adjoint au Centre Maurice Halbwachs (ENS, EHESS, CNRS, INRAE), ainsi que sur ses recherches en sociologie politique. L’opportunité d’éclairer quelques concepts et enjeux, en sociologie ou en économie : quelle est la place de l’interdisciplinarité dans la sociologie française ? Qu’est-ce qu’un fonds vautour ? Qu’est-ce que la dette ? Rencontre.
Vous êtes directeur adjoint du Centre Maurice Halbwachs depuis avril 2024, quelles sont vos missions ?
Benjamin Lemoine : Il y a plusieurs facettes. En tant que directeur adjoint et chercheur CNRS, je m’occupe en particulier des liens entre le Centre Maurice Halbwachs (CMH) et la « tutelle » CNRS : il peut s’agir de problématiques tant organisationnelles que de politique scientifique. En interne, il s’agit de veiller à la collégialité des décisions et de contribuer au bon fonctionnement logistique du laboratoire. Ainsi, une large part de la fonction de co-direction consiste à faire l’interface entre les chercheurs et chercheuses de l’unité et l’équipe administrative. Les métiers de soutien à la recherche étant sous tension, par manque de personnel, cette tâche d’intermédiation peut s’avérer délicate.
Le Centre Maurice Halbwachs est fondé, entre autres, sur le dialogue avec d'autres disciplines. Est-ce que vous pourriez nous parler de la place de l'interdisciplinarité dans la sociologie française aujourd'hui et de l’évolution de la sociologie en France ces trente dernières années ?
Benjamin Lemoine : L’interdisciplinarité est en effet centrale au CMH. Il y a dans le laboratoire des anthropologues, des sociologues, des historiens et historiennes, et des économistes qui travaillent et dialoguent ensemble de façon fructueuse. De même, les objets d’étude y sont extrêmement variés. Pour ce qui est de l’évolution de l’interdisciplinarité, je peux surtout parler de la façon dont j’ai vu évoluer les liens entre science économique et sociologie (ainsi que science politique). Le degré d’enchevêtrement de ces sciences sociales est sans commune mesure avec ce qui se faisait il y a trente ou quarante ans. Certes, des précurseurs parmi les économistes de l’école de la régulation (comme André Orléan, Bruno Théret ou Robert Boyer) avaient arpenté à l’époque ces chemins de croisée de façon extrêmement convaincante. Mais aujourd’hui des formations existent dès le niveau master afin d’enraciner pleinement les recherches des étudiants et étudiantes à la fois dans la discipline sociologique et dans la discipline économique. Émile Durkheim écrivait en 1908 : « l’économie politique perd la prépondérance qu’elle s’attribuait pour devenir une science sociale à côté des autres, en étroit rapport de solidarité avec elles, sans qu’elle puisse prétendre à les régenter » . Il me semble qu’aujourd’hui ce projet d’unidisciplinarité est bien avancé et tend à s’institutionnaliser. Si je pouvais me sentir un peu seul, en provenance de la sociologie politique, sur des sujets comme la dette ou la monnaie, force est de constater que ces objets d’étude ont « explosé » : on ne compte plus, et c’est réjouissant, les thèses sur les banques centrales, la financiarisation des États, et le financement de la transition écologique.
Votre dernier livre, Chasseurs d’États : les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté, est paru récemment. Qu'est-ce qui a motivé le choix de ce sujet ?
Benjamin Lemoine : Le point de départ de ce livre est l’analyse d’une controverse internationale bruyante, portée jusqu’aux Nations Unies en 2014 par l’Argentine. Près d’une dizaine d’années après avoir fait défaut sur sa dette (c’est-à-dire n’avoir pas été en capacité d’honorer tous ses paiements conformément aux contrats souscrits initialement), l’État argentin faisait face à une fraction de la finance globale qui, adossée aux décisions d’un tribunal new-yorkais, refusait tout compromis et accord de « restructuration », c’est-à-dire de réaménagement de la dette et entreprenait de saisir ses actifs circulant à l’étranger. Pour comprendre d’où venait cette capacité des financiers de poursuivre les États en justice, de mettre sous pression leurs actifs qui circulent dans le monde (en dépêchant des saisies), j’ai enquêté sur les transformations de l’immunité judiciaire des États, au cours des années 1950. Je me suis tout particulièrement intéressé au droit étatsunien, qui s’est imposé comme une référence.
Après avoir étudié la façon dont le problème de la dette, en France et en Europe, relève d’une inquiétude sur le futur et d’une projection sur la potentielle faillite de l’État, il s’agissait délibérément de faire passer l’analyse de l’autre côté, d’entrer dans le dur : que se passe-t-il quand les États ne peuvent plus payer l’intégralité de leurs dettes et faillissent à leurs engagements ? Tous les affrontements des économistes qui, dans le cas de la France, semblent théoriques ou spéculatifs – « l’État peut-il faire faillite ? » ; « l’État peut-il être traité comme n’importe quelle autre entité et rendre des comptes ? » – deviennent réalité dans le cas des États du Sud global. Je décris précisément la nature du rapport de force entre créanciers et débiteurs vis-à-vis des « contrats » et des mécanismes, conflictuels, de leur mise en application et respect.
Cette différence entre États (sur la façon dont se pose la question de la dette) se traduit dans un rapport au droit : là où en France les questions juridiques afférentes à la propriété de la dette et à la hiérarchie de paiement des créanciers en cas de liquidation restaient hypothétiques, dans les pays dits du Sud global, où la confiance des investisseurs financiers étrangers dans la monnaie, les titres de dette, et le droit domestique n’est pas acquise, le droit et les contrats prennent toute leur place. Il faut pour ces États-émetteurs envoyer des signes juridiques rassurants et rédiger des contrats gouvernés par un droit étranger et aux mâchoires serrées pour les créanciers, qui leur donnent de larges pouvoirs en prévision d’un futur incertain, et d’éventuelles séquences où rien ne va plus…
Pouvez-vous nous expliquer ce que sont les fonds vautours ?
Benjamin Lemoine : Au moment où les États sont en situation d’insolvabilité, il est inévitable de faire des concessions que ce soit côté débiteurs ou créanciers : les offres de restructuration repensent les termes du contrat de prêt originel : l’État devait 100 mais ne remboursera que 50. Plutôt que tout perdre, les créanciers se résignent à ces propositions de nouveaux titres. Mais une classe particulière de détenteurs de titres d’emprunt va jouer la procédure judiciaire plutôt que la renégociation. On les appelle des créanciers procéduriers et, quand ce ne sont pas les prêteurs originaux mais des fonds spéculatifs qui ont racheté la dette sur les marchés dédiés de l’occasion avec l’intention de mener une stratégie judiciaire acharnée, on les appelle les « fonds vautours ». Leur business plan consiste à investir dans les titres en détresse, et plus largement dans une potentielle cause judiciaire, en achetant donc avec une décote – les détenteurs de titres originaux n’ont pas les moyens de se pourvoir en justice, surtout contre des États, et dès lors ont vendu au rabais leurs titres de propriété – et en espérant faire reconnaître par un juge la valeur initiale du titre.
Ces acteurs de la finance, plus radicaux, se sont formés dans la banque, au cœur de la finance mainstream, un milieu qui avait l’habitude de prêter aux États ainsi que de se prêter au jeu de la renégociation, parce qu’ils veulent maintenir des bonnes relations à moyen et long terme. Mais, insatisfaits de ces compromis, aguerris au droit et ayant épluché les contrats, les initiateurs de la poursuite contre les États considéraient que les banques se « faisaient avoir » et étaient trop conciliantes avec les souverains en défaut. Les fonds vautours, plus opportunistes, et moins soucieux d’un quelconque « destin commun » avec les États, vont défendre jusqu’au bout les droits initialement inscrits dans le contrat. Surtout, ces fonds se vivent comme les gardiens de l’ordre des contrats et de la finance globale en dernier ressort. Ils considèrent qu’ils jouent un rôle disciplinaire et de fluidification dans l’écosystème financier, fonction que les pouvoirs publics leur reconnaissent en partie, en fermant les yeux : les fonds, en contraignant au paiement, participent de l’ordre et du « nettoyage » des entités mortes…
D’un point de vue sociologique, il est fascinant d’observer la façon dont les investisseurs « voient l’État » : essentiellement comme une machine à distribuer des revenus et un appareil de pouvoir coercitif vis-à-vis duquel il faut se positionner en public prioritaire et incontournable.
Pourriez-vous également nous parler plus en détail de vos recherches et de votre approche ?
Benjamin Lemoine : Il y a une démarche méthodologique relativement identique dans chacune de mes opérations de recherche : l’intérêt pour un enjeu qui est au cœur du débat politique, sans être totalement déjà décortiqué dans ses mécanismes techniques et sociaux, amorce un désir d’enquête. Surtout, de façon récurrente, je commence par analyser la surface publique (ce qui se discute) d’un objet pour remonter le fil de sa genèse (ce qui ne se discute plus). Le recours aux archives, comme le font beaucoup d’autres socio-historiens, est crucial parce que ces matériaux ont une portée dé-naturalisatrice : les problèmes économiques et sociaux tels qu’on les pense aujourd’hui se révèlent contingents, pouvant être défaits ou faits autrement.
Ainsi, en parallèle de mes premiers écrits sur la construction médiatico-politique du problème de la dette, je poursuivais une enquête sur l’Agence France Trésor (AFT), service où je rencontrais ceux que la presse appelait les « traders de la République » et qui, au sein du ministère des Finances, émettent régulièrement de la dette obligataire auprès des banques commerciales (qu’on appelle les banques de proximité, les primary dealers) et investisseurs institutionnels pour financer les déficits publics (les écarts entre dépenses et recettes de l’État). Il s’agissait de décrire ce laboratoire de l’État financier et de suivre cette équipe de hauts fonctionnaires au contact des marchés de capitaux, de comprendre leurs logiques d’action, à l’ombre du débat public, et surtout de saisir la spécificité de ce format « agence » au cœur de la machine régalienne de l’État, le ministère des finances à Bercy. Longtemps j’ai eu du mal à tenir ensemble un écart d’atmosphère sociale : d’un côté la valorisation, financière et morale, de la dette par la place financière, comprise comme un fleuron de la République, l’émission sereine et sans à-coups de l’actif sans risques, un safe asset, nécessaire (mes acteurs qualifiaient cela de « pain quotidien » de la finance) détenu et chéri par les grands investisseurs, le support de placement d’épargne le plus sûr de la hiérarchie domestique des titres ; de l’autre la « panique morale », en partie surjouée, des élites politiques de ce pays et subie par les administrations publiques à la peine pour investir ou recruter. Il faudra de nombreuses années pour comprendre qu’il ne s’agit pas seulement, avec l’emprunt, « d’acheter du temps » auprès des marchés pour repousser à plus tard les arbitrages douloureux (l’austérité et la délégitimation des services publics sont déjà à l’œuvre à bas bruit) mais de brancher l’appareil des politiques publiques à la philosophie de cette technologie financière qu’est la dette de marché. Je retrace la généalogie de cet instrument – le financement sur les marchés en lieu et place d’un financement administré de l’État – transformation qui est à la fois technologique, sociale, économique et politique. Je montre que si cette technologie est une source de financement à taux d’intérêt compétitif, elle est aussi le véhicule d’une orientation particulière pour les politiques économiques. La mise en marché de la dette limite l’espace des possibles et pensables en arrimant la société à la discipline supposée de la rentabilité financière et aux projets et attentes sociales particulières des investisseurs qui sont en position de placer leur patrimoine dans ce support optimal fourni par la puissance publique.
Ces deux axes fondamentaux de ma première recherche mettent en relation deux agendas d’investigation, deux approches méthodologiques : la sociologie des controverses « à chaud », à l’œuvre dans le monde social et dans l’espace public ; et une sociologie génétique, à froid, qui retrace la genèse et l’histoire longue d’un problème.
Enfin, selon vous, comment donner envie aux jeunes générations de faire des études de sociologie et de devenir sociologues ?
Benjamin Lemoine : Je pense que nous sommes dans un monde où il y a un besoin d’enquêtes de terrain, artisanales et « manuelles » si j’ose dire. Le développement exponentiel de l’intelligence artificielle d’un côté, et la remise en question de l’autonomie scientifique de l’autre (avec les attaques contre le statut de fonctionnaire, son indépendance vis-à-vis du politique, et la précarisation des services publics) la connaissance est plus que jamais un enjeu de luttes et une « zone à défendre ». De même, alors que s’annoncent de grandes bifurcations, et que la poursuite des intérêts individuels (notamment financiers) est synonyme de défaite et faillite collective face au désastre climatique déjà là, la sociologie politique est particulièrement bien armée pour penser les « institutions » qui permettront de coexister, et d’éviter le chaos comme la sécession des élites.