« La poésie américaine est le lieu d’affirmation d’une liberté qui s’inscrit dans le langage même »

Entretien avec Hélène Aji, nouveau professeur de littérature américaine à l’ENS

En septembre 2021, Hélène Aji a pris ses fonctions de professeur de littérature américaine à l’ENS-PSL. Spécialiste de la poésie américaine moderniste et contemporaine, elle a enseigné dans de nombreuses universités en France et à l'étranger : l’Université du Mans, Sorbonne Université et Paris Nanterre mais aussi l’Université du Texas à Austin et l’Université nationale et kapodistrienne d’Athènes.
À l’École normale, elle dirige trois nouveaux séminaires de recherche sur la question de l’engagement politique dans les textes poétiques et de fiction américains. Rencontre avec une passionnée, pour qui la poésie peut aider chacun à penser la condition humaine.
Hélène Aji
Hélène Aji

Quels sujets explorent les cours que vous dispensez à l’ENS ?

L’arrivée à l’École m’a permis de créer trois séminaires de recherche dont le fil conducteur est la question de l’engagement politique dans les textes poétiques et de fiction américains. Celui sur les ethnopoétiques américaines aborde des poèmes qui reconstruisent les voix indigènes et structurent le recouvrement d’une mémoire effacée. En lisant dans un autre séminaire, à la lumière d’Hannah Arendt et de Paul Ricœur, des fictions interrogeant les terrorismes et les guerres, j’espère proposer une réflexion sur les narrations historiographiques et l’écriture littéraire de l’événement. Au semestre prochain, l’affirmation militante de nombreux poètes américains depuis la Seconde Guerre mondiale me permettra d’envisager les modalités d’une affirmation féministe, pacifiste, environnementale dans des textes récents. Je vais aussi partager des cours avec mes nouveaux collègues et intervenir à leurs côtés sur les « proses américaines » en marge des genres littéraires conventionnels, sur le transfert culturel par la traduction homophonique ou encore sur l’improbable construction de la nation dans le grand texte littéraire qu’est The Making of Americans de Gertrude Stein.

 

Qu’est-ce qu’enseigner à l’ENS représente pour vous ?

La charge symbolique est immense et fortement liée au fait que je suis une femme et la deuxième génération issue d’immigrés juifs d’Europe centrale venus en France dans les années 1920, les uns pour fuir les pogromes polonais et les autres en tant que réfugiés politiques communistes de Bulgarie. L’École représente pour nous un humanisme français dont l’exigence et la générosité sont égales. Cela peut sembler très emphatique, mais c’est un sentiment très réel : maintenant que j’enseigne à l’ENS, j’espère que mes actions vont faire honneur à l’éthique de travail que mes parents m’ont transmise et à la force que notre pays m’a donnée pour briser tous les plafonds de verre.

 

Quel a été votre parcours ?

Longtemps, je me suis levée de bonne heure ! D’abord, pour prendre le car qui m’emmenait au collège-lycée de Montgeron dans l'Essonne, puis pour attraper les RER qui m’emportaient vers les classes d’hypokhâgne et de khâgne du lycée Louis-le-Grand. Après un premier échec au concours de l’ENS, j’ai rejoint les bancs de la Sorbonne et réussi à intégrer l’École à ma deuxième tentative, en candidate libre. À l’ENS, c’est cette liberté et cette autonomie qui ont pu s’exprimer par des séjours d’études à l’étranger, à la Scuola Normale de Pise, à l’université Ca’ Foscari de Venise, à Trinity College, Cambridge.
Dès ma quatrième année, j’ai commencé à travailler à ma thèse inscrite sous la direction de Jacques Darras à Amiens. Maître de conférences pendant sept ans à l’université Paris IV – Sorbonne, j’ai beaucoup publié sur la poésie américaine et beaucoup voyagé en Europe et aux États-Unis. Après la soutenance d’une habilitation à diriger les recherches dont Christine Savinel a été la garante (université Paris 3 – Sorbonne nouvelle), j’ai été professeur au Mans pendant cinq ans où j’ai dirigé une équipe de recherche, puis pendant onze ans à l’université Paris Nanterre où j’ai été directrice de département, directrice d’UFR et, moment marquant pour moi, vice-présidente recherche. À cette fonction, j’ai vécu très fortement les premiers mois de pandémie où nous avons dû accompagner dans l’inconnu plus de 35 000 étudiants et plus de 2 500 personnels de l’université.

 

Pourquoi avoir orienté votre carrière vers la littérature américaine et plus particulièrement la poésie ?

Les rencontres plurielles et une bonne part de hasard président aux choix disciplinaires qui sont les miens – je pense que l’on ne surestime jamais ce que nos trajectoires ont d’aléatoire. L’intérêt pour le monde anglophone, je le dois à Simon Trope, professeur de lycée et ancien traducteur des armées, dont les cours, qui tenaient souvent de l’entraînement militaire, faisaient aussi la part belle aux rêveries de Laurie Lee ou aux discours exaltants de Martin Luther King.
Le goût de la littérature en anglais s’est affirmé sous la houlette de Christine Savinel pendant mes années de classes préparatoires, mais c’est sans nul doute l’enseignement de Kenneth White, lui-même poète, qui a été déterminant. Son cours libre, sans examen ni évaluation, ses séminaires de géopoétique ouverts à un monde flottant et sa direction de recherche non dogmatique m’ont incitée à chercher une proximité entre recherche et création, que j’ai trouvée auprès de Jacques Darras pour ma thèse. Grâce à ces mentors, j’ai accompli la vocation d’enseignante et de chercheuse qui m’est venue dès que j’ai su lire et dévaliser les rayons de la bibliothèque municipale de mon enfance. Pourquoi l’Amérique ? Pour son ailleurs et ses marges plus que son rêve illusoire. Pourquoi la poésie américaine ? Parce que je la lis comme le lieu d’affirmation d’une liberté qui s’inscrit dans le langage même.
 
 

Quels sont les sujets d’études de la spécialiste de poésie américaine moderniste et contemporaine que vous êtes ?

De manière continue, et sûrement un peu obsessionnelle, mes réflexions portent sur la figure du poète et les expérimentations poétiques qui la mettent en question du point de vue éthique. Récemment, cela s’est illustré dans un chapitre d’ouvrage sur le genre dans les manifestes littéraires, où j’écume les deux numéros de la revue Blast pour y repérer les expressions d’un anti-féminisme moderniste dont les deux éditeurs de la revue, Ezra Pound et Wyndham Lewis, sont des acteurs majeurs. En ce moment, c’est la décision prise en 1922 par Ernest Hemingway de renoncer à la poésie pour la fiction qui me préoccupe : quel questionnement sur les crises humaines sous-tend ce tournant que concrétise un petit recueil où coexistent poèmes et nouvelles ? Sur les poétiques contemporaines, je réfléchis à propos de la poésie de Bob Perelman et de son idée d’une « gueule de bois » moderniste dont les poètes actuels doivent se remettre encore aujourd’hui.

 

Les États-Unis ont toujours eu une histoire mouvementée, que la poésie a bien sûr accompagnée. Comment s'est-elle saisie de l’Amérique d’aujourd’hui, notamment avec la résurgence d’une pensée « woke » qui embrasse plusieurs grandes causes comme la lutte antiraciste, le réchauffement climatique et les inégalités de genre ?

Le paradigme de l’éveil des consciences est un trait caractéristique de l’idéologie qui cimente l’histoire des États Unis que ce soit dans sa dimension la plus conservatrice ou dans ses élans les plus révolutionnaires et contestataires. C’est une banalité que de dire que les pratiques religieuses puritaines en Amérique au 17e siècle ont pour objectif cette mise en alerte de l’âme et que les textes de Jonathan Edwards au début du 18e siècle appellent à un réveil puritain. Continument à partir du 19e siècle, la littérature américaine, et peut-être la poésie en particulier, ont travaillé sur des lectures plurielles du monde dont l’objectif est révélateur à la fois d’une réalité du monde et de la condition de témoin de l’auteur. Empiriques et pragmatiques, les poètes explorent des méthodes de communication d’expériences perçues comme simultanément exceptionnelles et partagées.

Cette démarche possède une logique très distincte des approches normatives que la France a en héritage et qui peinent à reconnaître la prise de conscience de la complexité de la construction de soi, aux confluents de multiples facteurs définitoires. Aux États-Unis, des mots clés pour comprendre ce qui est un ébranlement de la notion même d’identité seraient diversité et inclusion, non comme des termes antinomiques mais comme deux exigences intrinsèquement liées. Les « décodeurs » du Monde montrent assez bien comment l’arrivée de cette problématique déstabilise des mentalités qui ne parviennent pas à s’y accommoder sans la « dévoyer » : alors que l’intersectionnalité est une manière de se penser, de prendre conscience de soi et du monde comme divers et d’accepter l’autre dans son altérité irréductible, elle est bannie du vocabulaire—et donc de notre boîte à outils pour comprendre et réparer nos fêlures. J’ai récemment fait soutenir une thèse sur Naomi Shihab Nye poète arabe-américaine d’origine palestinienne qui a grandi et vit au Texas : « poète de la responsabilité », elle nous écrit depuis un espace mental qui défie radicalement toute univocité identitaire. La poésie peut nous aider à penser cette condition humaine.

 

Dans un article que vous avez co-écrit, vous expliquez : « c’est dans les cinquante dernières années du XXe siècle et dans la première décennie du XXIe siècle que les enjeux pratiques liés à la diffusion de la poésie d’avant-garde ont été pris en considération ». Comment la poésie américaine s’est-elle saisit des champs des possibles offerts par Internet ?

J’ai eu tout récemment à intervenir dans le cadre d’une table ronde sur la poésie nord-américaine en temps de Covid : la période est marquée par la généralisation massive des communications dématérialisées et, pour la poésie, elle permet de mieux percevoir des tensions anciennes entre le personnel et l’impersonnel. Replacée dans son contexte, la petite citation que vous évoquez vise une réflexion sur les expérimentations éditoriales par des petites presses qui publient la poésie en dehors des circuits commerciaux, dans un but souvent militant de promotion d’avant-gardes esthétiques politisées. En ce sens, une part de l’action poétique sur internet relève d’enjeux très comparables à ceux de la révolution « mimeo » des années 1960 et 1970 aux États-Unis. À cela, s’ajoute l’élaboration de stratégies réflexives par lesquelles les textes s’emparent de la prolifération textuelle que la publication électronique a engendrée et mettent en question les détournements possibles qu’autorise la flexibilité électronique : c’est le cas, par exemple, du projet de Vanessa Place, Last Words, qui revectorise par la lecture à voix haute les dernières paroles des condamnés à morts du Texas telles que les publie le département de la justice de l’État. L’ensemble amène à s’interroger sur la nature même du poétique, d’un point de vue qualitatif, quand l’expression lyrique personnelle s’efface au profit de voix modélisées et dépersonnalisées.

 

Alumna de l’ENS, un événement a-t-il particulièrement marqué vos années d'études ?

Je ne sais si la tradition perdure de la rencontre individuelle de chaque nouvel élève avec la direction de l’École, mais en 1990 elle m’a permis une entrevue avec Marianne Bastid-Bruguière, alors directrice de l’école littéraire. L’intensité de son écoute et la sagesse de ses conseils sont encore très présentes après plus de trente ans. À la jeune élève qui voulait étirer au maximum sa scolarité, elle a répondu que je voudrais aussi un jour sortir de l’École pour aller dans le monde et m’y construire de sorte qu’être normalienne ne soit pas ce qui me définisse, mais un état transitoire. Elle a fait de moi une femme pressée et déterminée, qui se demande constamment : « what’s next ? »

 

Quels conseils donneriez vous à celui ou celle qui souhaite se diriger vers la recherche et l’enseignement, en particulier en littérature ?

Est-ce un lieu commun, ou un vrai conseil, que de préconiser de ne pas céder à l’opportunisme et de suivre une voie personnelle ? Mon expérience me dicte que la force de conviction est une condition nécessaire à toute entreprise et que nos métiers requièrent une implication bien au-delà du professionnel. Nous sommes amenées à vivre au jour le jour avec nos recherches et nos enseignements et à accompagner des jeunes à des moments décisifs de leur existence. Pour que ce continuum du personnel au collectif soit viable, il faut adhérer totalement à cette mission capitale envers autrui.

 

Pour finir, auriez-vous quelques ouvrages à recommander à celles et ceux qui nous lisent ?

Par ordre alphabétique, car ce n’est pas un classement — chaque ouvrage occupe une place bien précise dans ma constellation personnelle...
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, pour essayer de donner du sens au procès des attentats du 13 novembre que je trouve traumatisant autant que pour réfléchir aux dérives totalitaires qui déstabilisent les démocraties partout dans notre monde.
Rachel Blau DuPlessis, Poetic Realism, qui est un recueil alliant collage, composition libre, auto-commentaire et qui fait converger en une voix presque talmudique les préoccupations féministes et environnementales.
Marjorie Perloff, The Infrathin, An Experiment in Micropoetics, où cette critique extraordinaire revient, à 90 ans, sur ce qui pour elle, après une vie consacrée à l’étude de la poésie moderniste et contemporaine, est constitutif du poétique, un « inframince » duchampien où se combinent sons, images et divergences syntaxiques.
Riad Sattouf, L’Arabe du futur, Une jeunesse au Moyen-Orient, tous les volumes que j’ai relus plus lentement que la première fois, en espérant le tome 6...