La société au cœur de la santé numérique

Entretien avec Emmanuel Didier, sociologue et co-directeur de l'Institut Santé numérique et Société.

Créé le
5 juin 2023
Depuis la crise du COVID, la santé numérique s’accélère et s’installe dans la vie quotidienne, avec l’émergence de nouvelles technologies fortement liées à des enjeux sociaux. Une inclusion du numérique qui va donc de pair avec l’innovation sociale.
 
Les 6 et 7 juin sont présentés les projets du PEPR Santé Numérique à PariSanté Campus, dont le projet « Santé Numérique en société (SaNSo) » porté par Emmanuel Didier directeur de recherche au CNRS et directeur du programme Médecine-Humanités à l’ENS-PSL.
 
L’occasion pour nous d’interroger le sociologue sur les enjeux contemporains du numérique dans la santé.
Emmanuel Didier
Emmanuel Didier

Vous êtes co-directeur de l'Institut Santé numérique et Société et vous venez d’obtenir un financement, dans le cadre du « Programme et équipement prioritaires de recherche exploratoire » (PEPR) pour le projet Santé numérique en société. Pouvez-vous nous expliquer le contexte de ce projet de recherche ? Quels domaines et quels objectifs recouvrent-ils ?

Emmanuel Didier : La santé numérique se développe à la vitesse d’un cheval au galop … ou plutôt « comme un électron dans un processeur », c’est-à-dire que de très nombreuses alliances entre le système de soin et l’informatique de nouvelle génération se font dans de multiples directions – la télémédecine, la génomique, l’intelligence artificielle, les entrepôts de données numérique, etc…. Concrètement, cela revient le plus souvent à faire travailler ensemble des médecins et des informaticiens. Pourtant, ces développements ne sont pas que techniques ; ils se déroulent en société, s’appuient sur des présupposés et ont des effets sociaux. Le rôle de l’Institut Santé Numérique en Société est de fournir des moyens et des résultats de recherche à ces projets, dans toutes les sciences humaines — sociologie, économie, histoire, anthropologie, statistique, science politique, droit, éthique et philosophie — de façon à ce qu’ils prennent mieux en compte la société dans leurs travaux.

Quels sont les enjeux de ce financement ?

Emmanuel Didier : Ce financement très important va nous permettre de nombreux recrutements, en terme de post-doc et de doctorants de façon à former les jeunes à ces problématiques émergentes et en même temps à ce qu’ils participent à fournir des réponses aux question sociales et humaines soulevées par la santé numérique.

En quoi cette recherche est-elle novatrice en sciences sociales et humaines ?

Emmanuel Didier : Cette recherche est novatrice en sciences sociales et humaines pour plusieurs raisons. D’abord pour les objets abordés, qui sont eux-mêmes nouveaux, puisque la santé numérique, si elle n’est pas complètement nouvelle, est tout de même ancrée dans la période la plus contemporaine. Ensuite, elle est innovante par les méthodes qui sont mises en œuvre, très profondément interdisciplinaires, puisqu’il s’agit de mettre ensemble, sur des mêmes projets, plusieurs sciences sociales, les sciences du numérique et celles du soin. Enfin, il s’agit de prendre en compte le fait que les outils numériques sont des acteurs à part entière dans le système sanitaire actuel.

En quoi ce type de financement en SHS est exceptionnel et facilite-t-il concrètement les recherches?

Emmanuel Didier : Ce type de financement est exceptionnel d’abord parce qu’il permet de construire un consortium de collègues qui travaillaient tous, déjà, chacun dans sa discipline des sciences humaines, sur la santé numérique, mais de façon isolé. Ensuite, il faut bien dire que les moyens qui nous sont offerts sont importants.

Pouvez-vous nous citer un exemple d’application concrète de cette recherche ?

Emmanuel Didier : Nous avons d’ores et déjà deux post-docs qui travaillent sur ces questions. Quentin Dufour est sociologue et travaille sur les relations sociales qui ont présidé à la mise en place de l’enquête Epicov, la principale enquête statistique ayant permis de décrire les effets de la pandémie sur la population. Il montre comment des acteurs aussi différents que, d’une part, l’administration du ministère de la santé et, d’autre part, les scientifiques, sont parvenus à se mettre d’accord lors de la construction de cette enquête de qualité dans des conditions dont on se souvient comme elles étaient en tension.

Quant à Aude-Marie Lalanne Berdouticq, elle est historienne et travaille en collaboration avec la Haute autorité de santé (HAS) sur l’histoire des plateformes de données de santé. Sa vision d’historienne lui permet de savoir que ces plateformes sont loin d’être nouvelles – il en existait déjà pendant la première guerre mondiale – donc elle cherche à comprendre quelles sont les spécificités des plateformes digitales. Elle montre que cette spécificité est moins leur taille, comme on aurait pu s’y attendre avec tout le discours sur les « big data », mais les modalités de circulation et de maintien du secret, que ces plateformes rendent possible.

Vous êtes directeur du programme Médecine-Humanités à l’ENS, dont l’un des cycles du séminaire posait la question « quel est l’impact des comités d’éthique ? ». Quelle réponse y apporteriez-vous ?

Emmanuel Didier : L’impact des comités d’éthique est intéressant à étudier d’abord parce que ces comités sont la plupart du temps seulement consultatifs. Qu’arrive-t-il aux avis une fois qu’ils sont rendus publics ? Il n’est pas facile de le savoir, et c’est d’ailleurs une question que les comités se posent très souvent eux-mêmes. La réponse est complexe, mais en schématisant, on peut dire que, selon les circonstances, les comités peuvent agir sur trois types d’acteurs : premièrement, sur les décideurs politiques et à travers ces derniers sur le droit ; deuxièmement, sur le grand public par l’intermédiaire de la presse, enfin troisièmement sur les scientifiques eux-mêmes ou les spécialistes du soin qui peuvent s’appuyer sur les avis au moment de prendre leurs décisions.

 

Bio express d'Emmanuel Didier

Directeur de recherche au CNRS en sociologie au Centre Maurice Halbwachs (ENS-PSL / EHESS), Emmanuel Didier est diplômé de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (1995), et de l’Ecole normale supérieure (1995), docteur en socio-économie de l’innovation de Mines ParisTech – PSL (2000) et habilité à diriger des recherches de l’ENS – PSL (2018).

 

En 2019, il devient membre du Conseil consultatif national d’éthique (CCNE).  Depuis 2020, il dirige le programme Médecine – Humanités de l’ENS – PSL et participe au groupe de travail sur la Covid-19 du Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN). Emmanuel Didier est aussi co-directeur de l’Institut Santé Numérique en Société au sein de PariSanté Campus.

 

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont America by the Numbers, Quantification, Democracy, and the Birth of National Statistics chez MIT Press. Il est rédacteur en chef de la revue Statistique et société.