Les cahiers de la Nuit ENS #4

De l’incertitude : L’impact de l’avenir sur le présent

Créé le
11 octobre 2022
Visuel Cahier Peter Burgess

Par Peter Burgess

L’inconnu inconnu

C’est un moment médiatique clé du début du XXIe siècle. Le 12 février 2002, un an avant l’invasion en Iraq par des forces alliées. Le spectre d’une ingérence signifiante émerge du discours soigneusement construit par l’Administration Bush II et selon lequel le déploiement des armes biologiques ou chimiques côté Irak serait imminent.
Jouer sur l’inconnu, surtout en politique, n’a rien d’inédit. Toute prise de décision au sens strict du terme implique, d’une manière ou d’une autre, un choix entre deux ou plusieurs résultats chacun avec sa valeur relative. Prendre la meilleure décision revient souvent, dans cette optique, à la capacité de réduire l’incertitude du résultat. Plus un résultat est certain et souhaitable, plus le choix qui le produit est indiqué.

Un an avant que la décision ne soit définitivement prise, la volonté patente de l’Administration Bush de passer à l’acte manque de légitimité. L’argument légendaire du Secrétaire de la Défense est irréprochable dans sa logique, absurde dans ses implications politiques. Il peut se résumer ainsi : « ce n’est pas qu’il y a des choses que nous ne savons pas sur la capacité militaire des irakiens, c’est que nous avons à faire avec des inconnus inconnus, ce précisément que nous savons, même pas si nous ne savons pas. »

La décision doit être prise, selon le Secrétaire américain, non pas parce que nous n’avons pas la réponse à la question, mais parce que nous ne savons pas qu’elle est la question. Il s’agit de l’incertitude au deuxième degré, l’incertitude pure. Ce n’est pas une incertitude particulière ou déterminée qui gouverne notre comportement, mais une incertitude générale.

Autrement dit, les événements futurs incertains ont bien la capacité de produire des conséquences au présent. Que nous n’ayons pas de connaissance certaine de l’avenir n’est pas une entrave. Au contraire, c’est le manque même de pleine connaissance de ce qui advient et le recours apparemment inévitable à l’imagination et à tout ce qu’elle sait produire d’inquiétude, de peurs masquées ou d'angoisses refoulées. Ce n’est donc pas la certitude d’un futur événement dangereux qui a le plus grand impact sur le présent, mais bien l’incertitude qui engendre notre insécurité.

Notre expérience du futur au présent n’est ainsi pas la conséquence de faits objectifs, mais celle de la combinaison de notre ignorance de la réalité objective, d’un côté, et de notre conscience de cette ignorance, de l’autre. En bref : l’inconnu inconnu.  Il s’agit d’un renversement de l’adage « ce que tu ne sais pas ne peut te faire de mal » : c’est ce que nous ne savons pas, exacerbé par le fait que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas (et non pas ce que nous savons) qui est à l’origine de l’expérience que l’on appelle aujourd’hui le « risque ».

Le cygne noir

Ce constat nous dirige vers le travail remarquable de Nassim Nichola Taleb, intitulé Le cygne noir : L’impact de l’imprévisible publié en 2007.

Taleb évoque le fameux cygne noir. L’apparition d’un cygne noir est très rare. Sa fréquence est tellement faible que nous n’arrivons pas à la systématiser, à la programmer dans nos attentes du futur.  

Dans cette optique, l’attente de l’imprévisible transforme non seulement notre connaissance mais aussi le temps de la connaissance. Connaître vise moins une expérience du présent, et plus une expérience du futur. Le connaître se voit déplacé dans le futur. La connaissance a de plus en plus souvent pour objet un phénomène futur, c’est à dire un phénomène qui n’en est pas encore un. Un fait n’est pas un fait ; un fait est quelque chose qui sera. Notre expérience présente d’un phénomène qui n’est pas présent. La connaissance est un voyageur dans le temps. Ou encore : cette même réflexion nous amène à nous poser des questions sur la réalité même du présent. Où en sommes-nous si la réalité est une projection du présent dans le futur.   

De l’autre côté, nous vivons le futur au présent. Nous sommes pleinement touchés par une expérience présente qui n’a pas encore eu lieu. La transformation du fait en vraisemblance.

La topologie de l’inconnu

Si nous vivons dans le futur, ce futur n’est pas un environnement stable et sûr. Le futur imaginaire n’est ni homogène, ni stable, ni uniforme. Au contraire notre expérience imaginaire est variable. Elle change avec les affects de notre présent. L’expérience de l’absence de certitude est capricieuse tout comme nos humeurs. Par conséquence, cette expérience négative, cette expérience de l’absence de la connaissance, elle a un sens. L’inconnu a un sens.

Car le futur a une forme, des contours, des textures. Il répond au frôlement de notre imagination, de notre pensée.  
Il y a une topologie de l’inconnu. Elle a une profondeur, une douceur, une résistance, une réceptivité, toutes variables selon les humeurs et les valeurs de celle et celui qui pense. Bref, le futur a des contours qui varient selon l’expérience individuelle que nous en faisons. Elle prend la forme d’une phénoménologie.

Comment l’incertitude se présente-elle à notre intelligence ? Pour répondre à cette question il suffit d’étudier la forme, les contours de l’incertain, ses valences, ses zones de légèreté, de profondeur, sa porosité, son opacité, sa transparence.

 

Quel est le rapport entre notre expérience du présent et celle du futur ?

L’asymétrie du connu et de l’inconnu

Il suffit, dans un premier temps, de constater l’asymétrie fondamentale du connu et de l’inconnu. Autrement dit, la valeur du présent connu n’est pas le contraire du futur inconnu. Le rapport entre le présent et le futur n’est pas un simple rapport d’avant et d’après, une espèce de réflexion à travers un miroir imaginaire du temps. Le futur n’est pas un état de choses, une constellation de faits ou d’événements qui deviennent simplement présents. Il n’y a pas de simple passage du futur vers le présent comme à travers la surface d’une barrière du temps.  

Le futur est changé par son devenir-présent, et le présent est changé par l’arrivée du futur. Le futur ne s’échange pas pour le présent. Le futur présente une force, une énergie, un impact sur le présent. Le passage du présent vers le futur, ce voyage dans le temps, génère quelque chose en plus.

Le temps est une machine transformative ou il n’est rien. C’est comme cela que l’inconnu futur, au-delà d’être empiriquement inconnu, produit un sens, un sens qui ne relève pas du fait. Il relève des valeurs, de ce qui ne se réduit pas à l’épistémologique.

Cette transformation est purement humaine. Il s’agit de l’effet esthétique, moral, culturel, de l’expérience humaine. Le futur ne correspond pas à nos projets futurs. Mais la différence entre ce que nous savons du futur et ce qui se produit dans le futur, c’est l’Existence, au sens fort du terme. Ce gap, représenté imparfaitement par le Cygne Noir, est la source de la valeur éthique, du sens du beau, de l’inspiration du bien, de l’humanité de l’être humain.