« Les géosciences sont au cœur des grands défis de notre époque, c’est une responsabilité immense pour les scientifiques »

Rencontre avec Fabio D’Andrea, nouveau directeur du département de géosciences de l’ENS-PSL

Créé le
27 mars 2025

En septembre 2024, Fabio D’Andrea prenait ses fonctions en tant que directeur du département des géosciences de l’ENS-PSL. Spécialisé en physique des événements climatiques extrêmes, le chercheur revient sur ses travaux actuels mais aussi sur les profondes mutations auxquelles les sciences de la Terre doivent aujourd’hui faire face, tant par la nature et la méthodologie des recherches menées que par la place du scientifique au sein de la société.

Fabio D’Andrea
Chercheur spécialisé en physique des événements climatiques extrêmes, Fabio D’Andrea est également le nouveau directeur du département des géosciences de l’École normale supérieure - PSL. Véritable passionné, il se plaît à faire le lien entre les principes fondamentaux de la physique et des sujets de recherche ancrés dans le réel de notre planète.

Vers le concret

Sa formation commence à l’Université de Milan à la fin des années 1980. Une belle période d’apprentissage, qui lui apporte « une base théorique et mathématique solide », comme il en témoigne avec reconnaissance. Mais alors que les étudiantes et étudiants les plus prometteurs se destinent à la physique théorique ou des particules, « dans la grande tradition de l’école italienne de physique », Fabio D’Andrea se tourne naturellement vers un champ de recherche beaucoup plus concret : la dynamique des fluides géophysiques, c’est-à-dire l’étude des interactions à grande échelle entre les fluides à la surface de la Terre – y compris l’atmosphère et les océans – pour comprendre notamment les modèles météorologiques, les courants océaniques et le changement climatique. « Je ressentais, sans en avoir pleinement conscience, l’influence de la petite révolution scientifique des années 1990 : la découverte des systèmes complexes et de la non-linéarité » se souvient-il.

Il poursuit ensuite ses études à l’Université de Bologne avant de rejoindre l’Université Pierre et Marie Curie (aujourd’hui Sorbonne Université), à Paris, pour y effectuer son doctorat. Pendant sa thèse, il a l’opportunité d'assister à de passionnants débats avec des figures reconnues des sciences du climat, comme Ed Lorenz, Michael Ghil et Olivier Talagrand. « Ils utilisaient des concepts issus de la théorie du chaos – aussi exotiques que les vecteurs de Lyapunov ou les bifurcations, que je n’avais vus en cours que comme des curiosités académiques – pour renouveler quelque chose d’aussi quotidien que la prévision du temps », explique Fabio D’Andrea. « Il s’agissait d’une véritable révolution de la physique, partie de l’étude de phénomènes à l’échelle humaine », poursuit le chercheur. « Je crois que mon approche scientifique vient de là. Dans toute application, il s’agit toujours d'essayer de simplifier les problèmes et de remonter aux principes physiques fondamentaux. »

Fabio D’Andrea traverse ensuite l’Atlantique pour effectuer plusieurs post-doctorats dans deux prestigieux établissements américains : l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) et le Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Cambridge. Des expériences formatrices, qui l’ont beaucoup influencé dans le choix de ses recherches : « l’océan et l’atmosphère terrestre étaient précisément les systèmes physiques réels où les théories que j’avais étudiées auparavant s’appliquaient le plus directement. »

Vers une nouvelle météo ?

Après plusieurs années aux États-Unis, Fabio D’Andrea obtient un poste de chargée de recherche au CNRS et revient s’installer définitivement à Paris. Il intègre le Laboratoire de météorologie dynamique à l’École normale supérieure - PSL en 2002, où il étudie la physique des événements climatiques extrêmes. « Le changement climatique n’est pas seulement un réchauffement moyen : il modifie tous les mouvements de l’atmosphère, de l’océan et des autres sous-systèmes climatiques. », détaille-t-il. « Ses impacts les plus graves ne sont pas dus à une hausse d’un ou deux degrés de température, ils passent par des phénomènes complexes qui changent en fréquence et en intensité. »

L’exemple le plus familier ? La canicule, l’un des phénomènes climatiques les plus meurtriers. Celle-ci ne se définit pas uniquement par des températures élevées ; toutes les variables atmosphériques – pression, vent, humidité, nébulosité, rayonnement solaire – interagissent selon les lois de la dynamique des fluides et de la thermodynamique pour créer ces phénomènes, comme l’explique le chercheur. Généralement, la canicule résulte soit d’une haute pression anticyclonique persistante, soit d’un vent persistant provenant de régions plus chaudes. En Europe, ces deux régimes peuvent ainsi se produire. « La canicule d’août 2003, la plus grosse jamais enregistrée en France, était due à une situation anticyclonique », illustre Fabio D’Andrea. « Il est certain que ces phénomènes climatiques continueront d’augmenter, comme c’est déjà le cas ces dernières années », appuie le chercheur. « Mais un point clé reste à éclaircir : s’agit-il simplement d’un réchauffement, mais qui ne change pas la dynamique de l‘atmosphère - ce qu’on appelle communément “la météo” - ou va-t-on vers une météo que nous n’avons encore jamais vue ? »

« Nous sommes un département interdisciplinaire au sein d’une école qui est déjà extraordinairement pluridisciplinaire  »

De nombreux défis à venir

Chercheur depuis plus de 20 ans au sein du département de géosciences de l’ENS-PSL avant d’en devenir le directeur, Fabio D’Andrea le considère comme un lieu unique : « les géosciences sont par nature interdisciplinaires, nos recherches et nos enseignements leur font honneur car elles couvrent un large spectre, de la Terre interne à la haute atmosphère, en passant par l’océan. » Un lieu où physiciens, chimistes, géologues et biologistes travaillent ensemble au quotidien, tout en collaborant étroitement avec d’autres disciplines, « y compris les sciences sociales, indispensables pour faire face à l’urgence environnementale », précise-t-il. « Nous sommes un département interdisciplinaire au sein d’une école qui est déjà extraordinairement pluridisciplinaire. »

« Plus que toute autre discipline, les géosciences sont soumises aux demandes urgentes de la société et doivent répondre à des enjeux colossaux. »

Un véritable atout pour affronter les « nombreux défis de taille à venir ». Le premier se passe au sein même des sciences de la planète, en pleine transformation : « plus que toute autre discipline, elles sont soumises aux demandes urgentes de la société et doivent répondre à des enjeux colossaux : je pense au climat, bien sûr, mais aussi aux risques sismiques et hydrogéologiques, à la production énergétique et agricole, à la gestion des ressources, la qualité de l’air, la santé… » énumère Fabio D’Andrea. 
C’est dans ce contexte de transformation que les chercheuses et chercheurs font face au grand défi scientifique actuel : l’essor de l’intelligence artificielle. « Une opportunité formidable pour notre domaine », estime le chercheur. « L’IA promet des avancées en modélisation climatique, en gestion des risques, et dans la compréhension de processus physiques complexes. » Il tient cependant à nuancer : « l’IA s’accompagne aussi de son cortège de défis éthiques et politiques : c’est encore une science qui ne peut se séparer de ses enjeux sociaux et politiques, et qui exige une approche interdisciplinaire. Mais l’interdisciplinarité est dans notre nature, et nous sommes prêts à relever ce défi. » 

S’interroger sur ses motivations scientifiques

Pour le chercheur, ces transformations scientifiques s’accompagnent également d’« un bouleversement profond » du métier de chercheur : « face à des enjeux politiques et économiques majeurs, nous sommes amenés à interagir de plus en plus avec les décideurs, les médias et le public, et certains de nos collègues deviennent même des figures publiques. », explique-t-il. « Pour beaucoup d’entre nous, formés dans l’austérité des sciences dures, c’est un changement déconcertant. Ça l’est pour moi, en tout cas. », ajoute Fabio D'Andrea, en connaissance de cause : le chercheur est régulièrement sollicité par les médias pour intervenir en tant qu’expert climatologue dans des reportages ou émissions grand public : Brut, France 24 « Cette exposition publique nous oblige à nous poser des questions sur nos motivations scientifiques, entre curiosité intellectuelle et engagement social. » 


« Je ressens profondément l’obligation de faire un bon usage de nos compétences, ainsi que du privilège d’être à l’ENS, pour y répondre. »


De nouvelles questions, mais aussi de nouvelles sources de tension. Car Fabio D’Andrea est « particulièrement inquiet » du climat politique actuel, en France comme à l'international. « Étant donnée la porosité entre géosciences et société, la radicalisation des conflits politiques a une influence directe sur notre travail », justifie-t-il. Le chercheur cite en exemple les nouvelles pressions auxquelles sont confrontés ses collègues en contact avec le public et les conflits sociaux dans lesquels les géosciences ont un rôle central. Et comme pour confirmer ces craintes, au moment de transcrire cette interview, les pires attaques obscurantistes à la science du climat sont en cours aux États-Unis, souligne Fabio D’Andrea. « À mes yeux, il s’agit de l’un des points de vigilance majeurs des années à venir, y compris dans ma fonction de directeur de département », appuie-t-il. « En somme, les géosciences sont au cœur des grands défis de notre époque, c’est une responsabilité immense pour les chercheurs et les chercheuses. Personnellement, je ressens profondément l’obligation de faire un bon usage de nos compétences, ainsi que du privilège d’être à l’ENS, pour y répondre. » conclut le scientifique.