Lire, c'est vivre - Une sélection de livres à glisser sous le sapin

Les ouvrages choisis par Dimitri El Murr, directeur du département de philosophie à l'ENS-PSL

Pour Noël, des membres de la communauté normalienne proposent, tout au long du mois de décembre, des sélections de livres à offrir ou à s’offrir. Dans une réflexion intime sur la nécessité des livres, Dimitri El Murr, partage ici les ouvrages qui l'ont aidé à penser et vivre la période actuelle. Bonne lecture !
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Librairie Hachette, 79 Bd St-Germain, Paris, 6e , en 1909- Agence photographique Rol. Source: Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie

Lire, c'est vivre

Par Dimitri El Murr, directeur du département de philosophie (ENS-PSL)

Il y a fort longtemps, à Nantes, un professeur de français extraordinaire posait pour premier sujet de dissertation à une classe de première scientifique un peu médusée la question suivante : « Lire, est-ce vivre ? ». Durant cette année de confinement-reconfinement, j’ai souvent pensé à ce sujet qui m’avait tant passionné, à sa brûlante actualité. Car le fait est là, implacable : lorsque la vie sociale et amicale perd toute profondeur et se réduit à la taille d’une vignette sur un écran, lorsque la vie enseignante perd toute saveur au rythme des rendez-vous virtuels, alors oui, sans aucun doute possible, lire c’est vivre, vivre encore, et surtout vivre mieux.

Durant le premier confinement, certaines de mes lectures sont directement nées de la sidération due à la crise sanitaire. C’est ainsi que j’ai notamment lu pour la première fois A Journal of the Plague Year  (Oxford University Press, 2010) de Daniel Defoe, curieux récit à la première personne relatant les effets de la peste de Londres de 1665, mélange de fiction et d’histoire, dont la première édition date de 1722 mais dont la résonance avec notre situation lors du printemps dernier est tout simplement assourdissante.

Lors du second confinement, la sidération a cédé la place à la lassitude et l’optimisme à la circonspection. Parce que depuis des mois nous sommes étourdis d’analyses périmées aussitôt énoncées, d’espoirs nuancés aussitôt formulés, de désirs contrariés et d’injonctions contredites, le besoin de réfléchir au-delà du présent s’impose, un besoin de voir plus loin, par lequel la lecture retrouve finalement sa fonction éminente, sa fonction vitale. Parmi les livres qui m’ont permis de réfléchir, donc de vivre mieux ces derniers mois, il y a celui de Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos. Pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse (trad. fr. Vrin, 2018). Ce petit livre (187 p.) traite d’un grand problème, déjà identifié par Platon et par Kant : est-il pleinement satisfaisant pour l’esprit de souscrire à une explication entièrement mécaniste de la vie, c’est-à-dire à une forme de réductionnisme physico-chimique de la nature et de son évolution ? Tout l’intérêt de la réflexion fascinante et extrêmement claire de Nagel sur la nécessité des principes téléologiques et sur le rôle de la valeur dans le monde naturel est de mettre en doute ce programme, sans pour autant tomber dans le créationnisme ou la théorie du dessein intelligent.

Avec L’humanité carnivore de Florence Burgat (Le Seuil, 2017) et Qui sont les animaux ?, ouvrage collectif sous la direction de Jean Birnbaum (Gallimard, 2010), la réflexion transite du macrocosme au microcosme. Florence Burgat pose une question simple – pourquoi l’humanité est-elle devenue carnivore ? –, et elle y répond en déployant une très riche documentation, montrant comment le fait carnivore s’est institué. À ce titre le chapitre 6 consacrée aux « Origines mythiques de l’alimentation carnée » ne peut que passionner les amoureux des lettres classiques et de la mythologie. L’ouvrage est bien sûr une défense du végétarisme, mais au sens noble du mot « défense », puisqu’il s’agit d’élucider, à la suite d’illustres prédécesseurs – je pense en particulier au traité De l’abstinence (de consommer de la viande animale) de Porphyre, que Florence Burgat cite abondamment – les fondements moraux du végétarisme. Dans Qui sont les animaux ?, ouvrage collectif fruit d’un dialogue entre plus d’une dizaine de spécialistes issus de disciplines différentes, ce n’est pas tant la question du végétarisme que celle de le frontière entre l’homme et l’animal qui est explorée dans toutes ses ramifications anthropologique, morale, juridique, historique. Un ouvrage certes collectif et pluriel mais unifié par une question, au-delà des divergences de vue très nettes entre les auteurs des articles ; un ouvrage vraiment interdisciplinaire, donc, à l’image de ce que veut être le séminaire « Animaux, animalité et vie animale : regards sur les constructions antiques de l’animal » que Jean Trinquier (Département Sciences de l'Antiquité ) et moi-même organisons à partir du mois de janvier 2020 et que je prépare par ces lectures et bien d’autres.

C’est d’ailleurs sur les conseils de Jean que j’ai lu ces dernières semaines l’ouvrage de Gilles Sauron, La peinture allégorique à Pompéi. Le regard de Cicéron (Picard, 2007). Ce livre magnifique, comprenant des reproductions de grande qualité, est consacré à la peinture murale romaine du 1er siècle avant notre ère et plus particulièrement aux compositions allégoriques nourries de pythagorisme et de platonisme et déchiffrables par l’élite intellectuelle. Aussi Gilles Sauron propose-t-il de voir ces peintures comme un Cicéron a pu le faire, de reconstruire son regard pour mieux comprendre ces aristocrates cultivés concevaient la situation de l’homme dans le cosmos et le destin de son âme. Lire, c’est vivre mieux, assurément, mais c’est aussi apprendre à mieux voir.

On reste à Rome grâce à la lecture de Thermae Romae (Casterman, 2013, 3 tomes), l’étonnant manga de Mari Yamazaki qui raconte les aventures de Lucius Modestus, architecte romain spécialisé dans la construction de thermes, et dont la vie est bouleversée quand il se retrouve projeté à plusieurs reprises dans le Japon moderne. Transposant progressivement à Rome les objets et les innovations de la culture japonaise très élaborée du bain, Modestus devient un architecte réputé, honoré pour son talent par l’empereur Hadrien lui-même. C’est encore une question de regard qui rend ce manga passionnant et drôle : le raffinement du bain japonais est vu et commenté par un architecte antique qui évidemment ne comprend pas un mot de japonais et interprète tout ce qu’il voit à la lumière de sa propre culture. Je n’ai pour l’instant lu que le premier tome mais heureusement, Noël approche.

Autre bande-dessinée, autre univers, mais même réconfort pendant le confinement : la lecture du tome 5 de L’Arabe du futur (Allary, 2020) de Riad Sattouf, un ouvrage très attendu où justement l’attente du père prend toute sa place, et où l’on voit la construction personnelle et intellectuelle d’un futur adulte confronté à ce fantôme paternel, aux religions superstitieuses de ses parents en plein divorce et à ses propres complexes d’adolescent. Les quadragénaires comme moi retrouvent dans ce cinquième volume la saveur douce-amère de leur adolescence. Quoi de mieux, au fond, en ces temps où le futur fait peur, qu’une lecture qui ravive si subtilement le passé ? Lire, c’est vivre, et c’est aussi revivre.

 

A propos de Dimitri El Murr

 

Dimitri El Murr est directeur du département de philosophie à l'ENS-PSL.

Professeur de philosophie , il est membre du centre Jean Pépin (UMR 82302), centre du CNRS dédié en partie à l'Antiquité tardive et au néo-platonisme. Spécialiste de philosophie antique, ses recherches portent principalement sur Platon. Il fut membre junior de l'Institut universitaire de France entre 2010 et 2015.

Ses recherches portent sur l’histoire de la philosophie antique, notamment sur Socrate, Platon et la réception du platonisme politique dans l’Antiquité et au-delà. Parmi ses publications, outre de nombreux articles sur Platon, on compte : Savoir et gouverner. Essai sur la science politique platonicienne, Paris, (Vrin, « Tradition de la pensée classique », 2014, 336 p),  L’Amitié (Paris, GF-Flammarion, 2001) ; Aglaïa. Autour de Platon. Mélanges offerts à Monique Dixsaut, (en collaboration avec A. Brancacci et D.P. Taormina, Paris, Vrin, 2010) ; La Mesure du savoir. Études sur le Théétète (Paris, Vrin, 2013) ; The Platonic Art of Philosophy (avec G. Boys-Stones et Ch. Gill, Cambridge University Press, 2013).

Il a reçu en 2014 le Prix Reinach de l’Association des Études grecques pour Savoir et gouverner. Essai sur la science politique platonicienne.

 

Retrouvez quelques unes de ses interventions:

Sur le site des SAVOIRS-ENS - L'origine étymologique du mot "Utopie"
Sur France Culture - L’allégorie de la caverne
Sur la chaîne de la librairie VRIN - Un commentaire sur la zoologie dans Le politique de Platon