« Nous avons plus que jamais besoin de scientifiques dévoués, éclairant les esprits et alimentant nos connaissances face aux obscurantismes et aux semeurs de doute. »
Entretien avec Yasmine Belkaid, directrice générale de l’Institut Pasteur et membre du Conseil d’administration de l’ENS-PSL.
Depuis 2024, Yasmine Belkaid dirige l'Institut Pasteur et est membre du Conseil d’administration de l’ENS. L’immunologiste de renommée internationale, dont les travaux portent sur la relation entre les microbes et le système immunitaire, a très longtemps dirigé des équipes de recherche aux États-Unis, dont le centre d'immunologie humaine du NIH (National Institutes of Healh) à Bethesda (États-Unis).
À l'heure des atteintes et des menaces contre le savoir et la science, menées par la nouvelle administration américaine, entretien avec une chercheuse engagée, qui estime que « notre responsabilité est de protester contre ce qui obère l’avenir du monde. »

Vous venez de signer une tribune dans Le Monde, pour dénoncer la censure que l’administration Trump fait peser sur les scientifiques américains. Pouvez-vous nous décrire en quelques mots ce que cette censure implique dans les recherches scientifiques ? Et en France, quels sont nos moyens d’y faire face ?
Yasmine Belkaid : La science, la recherche et la santé publique subissent des attaques sans précédent Outre-Atlantique : censure, suppressions de poste et stigmatisation affectent aujourd’hui nos collègues aux États-Unis. L’impact de ces décisions dépasse largement les frontières de ce pays et aura des conséquences massives pour la recherche internationale et la santé mondiale, visant en particulier les maladies infectieuses, la vaccinologie, l’étude de la diversité génétique, la santé des femmes, etc.
Face à ces attaques, nous pouvons et nous devons agir, en tant que scientifiques et citoyens. Tout d’abord en témoignant de notre solidarité. C’est le sens de la mobilisation Stand Up for Science (« Debout pour les sciences ») initiée aux États-Unis et qui s’est matérialisé par un grand nombre de rassemblements partout en France. Notre campus a su se mobiliser fortement pour témoigner de l’engagement de l’Institut Pasteur à défendre un savoir libre et éclairé, face à l’obscurantisme et à la désinformation.
Plus largement, nous nous mobilisons pour que la France et l’Europe accroissent leurs efforts pour protéger la science. Aux côtés de nos partenaires français, nous avons alerté les pouvoirs publics sur ces attaques et leurs conséquences désastreuses pour la santé publique mondiale. Nous encourageons le gouvernement à financer des dispositifs d’attractivité et de mobilité ambitieux pour attirer et accueillir les scientifiques établis aux États-Unis, notamment dans le domaine des sciences de la vie. Nous engageons également le public et la société civile, mais aussi des entreprises, en France et en Europe, pour les convaincre de soutenir celles et ceux qui, en défendant les sciences, protègent nos sociétés.
Vous avez également alerté sur la nécessité de continuer à veiller à la fois à la circulation internationale des étudiants et des chercheurs, et au budget alloué à la recherche. Comment, selon vous, protéger l’espace et la fluidité de la recherche ?
Yasmine Belkaid : Lors de l’inauguration de l’Institut Pasteur en 1888, Louis Pasteur déclarait : « La science n'a pas de patrie parce que le savoir est le patrimoine de l'humanité, le flambeau qui éclaire le monde ». Cent trente-sept ans plus tard, notre Institut incarne toujours fièrement cette ouverture sur le monde comme valeur fondamentale dans notre engagement en faveur de la santé humaine. La circulation internationale des étudiants, doctorants, postdoctorants et chercheurs, demeure une condition essentielle pour le progrès scientifique. Dans un monde en constante mutation, si nous avons le devoir de sans cesse nous adapter, les valeurs pasteuriennes comme l’excellence scientifique, l’intégrité éthique et le brassage des connaissances — restent au cœur de la recherche menée à l’Institut Pasteur.
En France, 40 % des doctorantes et doctorants des laboratoires sont étrangers et près d’un tiers des chercheurs actuellement recrutés au CNRS sont de nationalité étrangère. En matière d’accueil d’étudiants internationaux, la France n’est aujourd’hui qu’à la 7e place mondiale, très loin derrière le Royaume-Uni et l’Allemagne, alors qu’elle était encore le 3e pays d’accueil il y a dix ans. On a besoin de continuer à accueillir des talents, des étudiants du monde entier. Les découvertes d'aujourd'hui et de demain en dépendent.
Pour protéger l’espace de liberté et de créativité de la recherche, deux choses sont nécessaires. D’abord, une volonté politique forte pour encourager l'innovation et former la prochaine génération de chercheurs. Ensuite, des financements ambitieux et durables, à la hauteur des espoirs que nous plaçons dans la science. Or aujourd’hui, l’investissement dans la recherche en France est très insuffisant. Elle représente à peine 2,2 % du PIB français en 2020, contre 2,7 % dans le reste des pays de l’OCDE. Dans un contexte de forte inflation et d’augmentation exponentielle des coûts de la science, ce manque d’investissement paupérise notre recherche, la rendant moins compétitive et moins attractive. Cela compromet directement notre capacité à relever les grands défis que rencontrent aujourd’hui nos sociétés. Il est temps d’enfin considérer les crédits liés à la recherche comme un investissement pour l’avenir, et non plus comme une dépense à maitriser.
Depuis janvier 2024, vous êtes la nouvelle Directrice Générale de l’Institut Pasteur. En quoi l’Institut Pasteur est-il unique et quelles sont les recherches les plus prometteuses et les voies que vous envisagez d’explorer dans les années à venir ?
Yasmine Belkaid : L’Institut Pasteur a été fondé en 1887, il y a plus de 130 ans, par un scientifique visionnaire, Louis Pasteur, qui a quitté les bancs de l’École normale supérieure où il a été formé, occupé le poste d’administrateur pendant dix ans et mené un grand nombre de ses recherches pour venir créer ce lieu unique. Il a également formé une génération de scientifiques aventuriers qui ont essaimé son modèle de par le monde, donnant en héritage non seulement notre institut parisien mais un réseau d’instituts frères, qui composent aujourd’hui le Pasteur Network, riche de plus de 30 instituts présents sur les cinq continents. Mais au-delà de son histoire et de son rayonnement international, c’est la recherche qui s’y fait qui fait de l’Institut Pasteur un lieu unique. Si le cœur de nos recherches se concentrent sur les maladies infectieuses au sens large, notre campus est profondément pluridisciplinaire, avec de fortes expertises dans le domaine de l’immunologie, de la biologie du développement ou des neurosciences, et bien d’autres. Enfin, et c’est là aussi l’héritage de notre fondateur, nous allions une recherche de haut niveau avec nos trois autres missions, la santé publique, l’éducation et l’innovation.
Ces prochaines années, nous poursuivrons plusieurs axes prioritaires, tout en assurant à chaque scientifique la nécessaire liberté dans leurs recherches, garante de leur créativité. Nous souhaitons étudier les impacts des dérèglements environnementaux que subissent nos écosystèmes sur la santé animale et humaine, notamment sur l’émergence de maladies infectieuses dont certaines sont transmises par des insectes vecteurs. Nous voulons poursuivre notre lutte contre les infections, en contribuant au développement de nouveaux vaccins et de traitements innovants, en particulier pour contrer la menace de l’antibiorésistance. Nous allons également explorer les origines mécanistiques des maladies non transmissibles et des maladies inflammatoires, notamment en explorant les interactions avec différents facteurs environnementaux (microbes, alimentation, polluants, allergènes, etc.). Enfin, nous souhaitons explorer les âges extrêmes de la vie, que ce soit les mille premiers jours d’un enfant ou les problématiques liées au vieillissement.
Il y a un an vous avez été nommée membre du Conseil d’administration de l’ENS, que représente pour vous cette École ?
Yasmine Belkaid : L’École normale supérieure occupe une place à part dans le paysage académique français, du fait de son histoire, ancrée dans la fondation de la République française, de son ambition scientifique et la qualité de ses enseignements comme de sa recherche, et de sa longévité. Et bien entendu, n’oublions pas que c’est le lieu où Louis Pasteur a commencé ses études !
Nos deux institutions partagent un grand nombre de valeurs. L'humanisme et l’ouverture au monde, la primeur donnée à la formation des futures générations de scientifiques, la pluridisciplinarité, alliant humanités et sciences, la garantie de la liberté intellectuelle... Je suis sûre que nous avons beaucoup à apprendre l’un de l’autre, en tant que membres d’un écosystème de l’enseignement supérieur et de recherche parisien partageant des profils assez atypiques, face aux universités et grands organismes de recherche. Nos différences sont nos forces, nos tailles nous donnent une agilité qui doit nous permettre de répondre aux grands défis sociétaux qui nous font face.
Quelles sont vos recherches actuelles sur « la santé de la mère et de l’enfant » ?
Yasmine Belkaid : Ce sujet me tient particulièrement à cœur. Nous savons aujourd'hui que tout ce qui se passe durant la grossesse, qu'il s'agisse de l'alimentation, d'infections ou d'autres facteurs environnementaux, peut avoir des répercussions à long terme sur la santé et l'immunité future de l'enfant. Malheureusement, cette question a longtemps été mise de côté et est encore trop peu étudiée. Je me suis intéressée ces dernières années à décrypter la relation complexe entre la mère et l'enfant pendant la grossesse. Nous voulons mieux comprendre l'évolution du système immunitaire maternel au cours de cette période cruciale afin de garantir des grossesses plus sûres et de mieux protéger la santé des générations futures. Nous cherchons notamment à comprendre comment le système immunitaire de la mère s’adapte au fil des neuf mois de gestation et comment les infections durant la grossesse peuvent à la fois affecter l'immunité de la mère et prédisposer l'enfant à certaines maladies inflammatoires à long terme. Ces connaissances sont essentielles pour développer de nouveaux traitements, des vaccins et surtout des stratégies de prévention efficaces. Ces axes de recherche sont au cœur du projet « MAMM» consacré au contrôle de l'immunité maternelle sur la première Vie, qui a été l’un des lauréats du programme « Chaires d'Excellence en Biologie-Santé » de l'Agence nationale de la recherche (ANR), ce qui nous permet d’obtenir des financements essentiels pour mener à bien nos recherches, grâce au soutien de l’État.
Dès votre arrivée à l’Institut Pasteur, vous avez créé un poste de direction dédié à la diversité, à l’équité et à l’inclusion (DEI). Pourquoi la diversité est-elle si cruciale pour la recherche scientifique ?
Yasmine Belkaid : Je suis convaincue qu’aujourd’hui dans le paysage de la recherche actuel, l’excellence scientifique ne peut se contenter de talents inexploités ou de potentiels non réalisés. La diversité est un catalyseur essentiel de la créativité, de l'innovation et de l'agilité.
C’est la raison pour laquelle, dès mon arrivée à l’Institut Pasteur, j’ai nommé une Directrice de l’Égalité, de la Diversité et de l’Inclusion, Mariana Mesel-Lemoine. Je suis très fière que l’Institut Pasteur soit le premier institut de recherche français à créer une telle fonction à ce niveau hiérarchique et stratégique au sein de l’organisation.
Les équipes composées de personnes aux parcours, perspectives et expériences variées sont plus inventives, plus efficaces, car elles abordent les problématiques sous différents angles, proposent des solutions innovantes et répondent mieux aux besoins de la société.
À l’Institut Pasteur, nous formons une mosaïque composée de Pasteuriennes et pasteuriens avec une richesse de talents, d'origines, de perspectives et d'expériences variées. En embrassant toute notre diversité et en valorisant ce qui nous rend unique, c’est notre capacité à innover et à relever les défis majeurs de la santé publique que l'Institut Pasteur renforce.
Quelle impulsion souhaitez-vous redonner à la jeune génération de chercheuses et de chercheurs et donner l’envie de s’investir dans et pour la science ?
Yasmine Belkaid : Dans le monde post-Covid, la science vit une crise d’identité, alors que le relativisme emporte de plus en plus de suffrages et que l’empire du doute s’étend. L’Institut Pasteur l’a vécu dans les premiers mois de la pandémie, avec des fake news diffusées sur l’origine du SARS-CoV-2 ciblant des chercheurs travaillant dans nos laboratoires. Nous avons donc plus que jamais besoin de scientifiques dévoués, éclairant les esprits et alimentant nos connaissances face aux obscurantismes et aux semeurs de doute. Pourtant, nous voyons comme ailleurs qu’il est plus difficile de convaincre les jeunes générations de s’engager dans la voie de la recherche scientifique. Cette panne d’attractivité ne touche pas que la France, elle est multifactorielle, et nous oblige à redoubler d’efforts pour poursuivre notre mission.
Nous devons d’abord rappeler à quel point la recherche scientifique est un champ enthousiasmant, et quel plaisir nous tirons chacun de la découverte. Chacun de nos travaux contribue au bien commun, sans recherche d’un bénéfice immédiat, et cela nous donne une place à part dans la société. Nous devons également défendre sans relâche nos convictions humanistes, ouvrir nos campus aux engagements des plus jeunes. C’est le sens de la création de la direction de la Diversité, Equité et Inclusion (DEI) que j’évoquais plus haut. Nous avons soutenu une initiative issue de nos étudiants et post-docs pour créer la Green Team qui pousse notre institut à adopter des comportements plus durables. Enfin, en offrant un encadrement de haute qualité scientifique, intransigeant sur les questions d’intégrité scientifique, de respect et de dignité, nous garantissons que chaque étudiant et plus largement chaque membre de notre campus puisse s’épanouir en tant qu’individu dans un cadre serein et sûr.
Une chose est sûre, ma mission en tant que directrice générale est de continuer à investir dans la nouvelle génération de scientifiques pour qu’ils portent haut et loin l'éthos de recherche formulé par notre fondateur Louis Pasteur.
Parcours de Yasmine Belkaid « Ma passion pour la science et son impact sur la santé humaine a toujours guidé mon parcours ». Après un master en biochimie à l’université algérienne des sciences et de la technologie Houari-Boumédiène, puis un DEA de l’université Paris-Sud, Yasmine Belkaid a obtenu son doctorat en immunologie à l’Institut Pasteur en 1996, où elle a étudié les réponses immunitaires innées à l’infection par Leishmania. « Ce privilège d’être formée à l'Institut Pasteur, d'abord en tant qu'étudiante à Alger puis en tant que doctorante à Paris, a profondément marqué ma trajectoire scientifique. Les valeurs fondamentales portées par l'Institut Pasteur, à savoir « la science au service du progrès humain » m’ont inspirée tout au long de ma carrière et continuent de m’inspirer aujourd’hui encore. » La chercheuse a ensuite poursuivi sa carrière aux États-Unis pour réaliser un postdoctorat au laboratoire des maladies parasitaires du NIAID. En 2002, elle rejoint le département d’immunologie moléculaire du Cincinnati Children's Hospital Medical Center (Ohio, États-Unis), avant de réintégrer le NIAID en 2005 en tant que responsable de l’unité d’immunologie des muqueuses du laboratoire des maladies parasitaires. Comme elle nous l’explique, toute sa carrière s’est concentrée sur la relation entre les microbes et le système immunitaire, « un axe de recherche qui est au cœur de l'identité et de l'histoire de l'Institut Pasteur. » Et d’ajouter : « J'ai eu l’opportunité d'explorer de nombreux domaines, de la parasitologie, la microbiologie, l'entomologie médicale au microbiome et l'immunologie humaine. Ce parcours m'a permis de développer une compréhension approfondie de l'interaction hôte-microbe, ainsi qu’une approche très multidisciplinaire de la recherche. » Depuis janvier 2024, Yasmine Belkaid dirige l'Institut Pasteur, « avec pour ambition de continuer à le positionner comme un leader mondial en recherche biomédicale et à promouvoir l’innovation scientifique pour répondre aux enjeux mondiaux de santé publique. » |