« Nous pouvons maintenant explorer la facette la plus mystérieuse des fermions. »
Entretien avec Tarik Yefsah, chercheur au Laboratoire Kastler Brossel au département de physique de l’ENS-PSL
L’équipe de recherche de Tarik Yefsah, chercheur au Laboratoire Kastler Brossel (LKB), a visualisé pour la première fois l’effet direct du principe d’exclusion de Pauli, une caractéristique fondamentale de la mécanique quantique qui permet entre autres à la matière ordinaire d’être stable, et détermine la façon dont notre monde se structure en dotant les interactions entre atomes de caractéristiques uniques.
En quoi consiste cette découverte ? Quelle méthode ont-ils utilisée ? Et quelles conséquences sur la recherche ? Réponses dans cet entretien.
En quoi consistent vos recherches ?
Tarik Yefsah : Mon équipe s’intéresse à l’étude expérimentale de gaz d’atomes ultra-froids, c’est-à-dire refroidis à des températures de quelques milliardièmes de degrés au-dessus du zéro absolu, quand la physique quantique reprend tous ses droits. Nous nous intéressons plus particulièrement à une catégorie d’atomes que l’on nomme « fermions », par opposition aux « bosons ». Dans le monde à trois dimensions dans lequel nous vivons, toutes les particules appartiennent à l’une ou l’autre de ces deux familles ! Le photon – grain de lumière - et le boson de Higgs sont parmi les bosons les plus connus. L’électron et le quark appartiennent à la famille des fermions. Dans nos expériences, nous utilisons du Lithium 6, un atome de la famille des fermions.
Les principaux éléments constitutifs de la matière qui nous entoure sont des fermions (électrons, protons et neutrons), et pourtant leurs comportements collectifs lorsqu’ils interagissent entre eux sont extrêmement difficiles à prédire et comprendre. Pour un physicien, c’est la provocation ultime : omniprésents et insaisissables. Alors évidemment nous nous intéressons à révéler leurs secrets.
Qu’est-ce que le principe d’exclusion de Pauli ?
Tarik Yefsah : Les fermions sont des particules dotées d'une propriété particulière : il est impossible d'en trouver deux identiques (deux neutrons par exemple) au même endroit. Ce concept est appelé principe d'exclusion de Pauli, du nom du célèbre physicien Wolfgang Pauli, qui a formulé ce principe il y a exactement un siècle, ce qui lui a valu le prix Nobel de physique vingt ans plus tard. Cette règle est au cœur de la mécanique quantique et est essentielle pour comprendre le monde qui nous entoure. Elle empêche la matière de s'effondrer sur elle-même, explique les propriétés des semi-conducteurs, et dicte la structure du tableau périodique des éléments. Cependant, le principe d'exclusion de Pauli est précisément ce qui rend les fermions si difficiles à comprendre pour les physiciens.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre récente découverte, publiée le 5 mai 2025 dans Physical Review Letters ?
Tarik Yefsah : C’est davantage une confirmation expérimentale qu’une découverte. Personne ne doutait du principe d’exclusion de Pauli, et il existe une multitude d’observations indirectes qui en confirment la validité. Par exemple, si le principe de Pauli n’existait pas, les différentes particules composant un atome (électrons, neutrons, protons), s’effondreraient les unes sur les autres car l’effet dominant serait une attraction mutuelle entre charges électriques opposées. C’est le principe de Pauli qui interdit aux fermions identiques de se retrouver au même point qui empêche cet effondrement, et permet l’existence de l’univers tel que nous le connaissons.
Mais pour voir cet effet directement, il faut réaliser une expérience qui reproduit la situation décrite dans les livres de physique, c’est-à-dire, préparer un ensemble de fermions identiques et étudier leur organisation spatiale. Il s’agit alors de répondre à la question : quelle est la probabilité de trouver un fermion à une distance donnée d’un autre fermion identique ? On parle de « fonction de corrélation à deux corps ». La théorie prédit une probabilité précise pour chaque distance, et bien entendu cette probabilité est nulle lorsque la distance est nulle et les fermions au même endroit. C’est précisément ce que notre expérience a permis de mesurer avec une clarté et une précision inégalées, confirmant la prédiction théorique.
Pourriez-vous expliquer brièvement la méthode utilisée ? Comment avez-vous fait pour imager la position de ces atomes ?
Tarik Yefsah : Pour détecter un atome, il faut lui faire émettre de la lumière. Pour cela, il suffit d’illuminer l’atome en question avec des faisceaux laser à la bonne longueur d’onde – la bonne couleur – ce qui conduit l’atome à absorber, puis réémettre cette lumière. On parle alors d’imagerie par fluorescence et c’est quelque chose que les physiciens savent très bien faire dans les laboratoires tels que le nôtre. Le problème est que ces cycles d’absorption et réémission de lumière s’accompagnent d’un mouvement de l’atome qui fait perdre l’information sur la position initiale. La méthode que nous avons mise en place consiste à d’abord immobiliser les atomes dans un réseau optique – une sorte de boîte à œufs réalisée par des lasers. Puis, on illumine les atomes, qui ne peuvent pas s’échapper de leur cage de lumière microscopique, et le tour est joué : on obtient une distribution de points lumineux reflétant la position de chaque atome avec une résolution de l’ordre d’un micron (un millième de millimètre) – la taille de la cage.
Le titre de votre publication scientifique inclut le mot continuum. La méthode pour imager le système n’implique-t-elle pas de discrétiser l’espace dans lequel évoluent les atomes ?
Tarik Yefsah : Au sein du gaz étudié, les atomes se déplacement librement, dans un espace continu ou continuum, par opposition à d’autres systèmes physiques où, avant même la mesure, les particules sautent d’un point à l’autre de l’espace. Dans notre expérience, le réseau optique, qui discrétise en effet l’espace, n’est branché que pour figer à un instant donné la position de chaque atome du gaz, sans perturber significativement sa position initiale, dans le but de prendre une image. Donc oui, le résultat final est discrétisé, mais de la même façon qu’une photo prise avec un téléphone ou une caméra digitale est discrétisée du fait du réseau de pixels de l’appareil. L’image obtenue n’en est pas moins une image de notre monde continu, et si l’appareil contient suffisamment de pixels on en est alors satisfait. Les mêmes règles du jeu s’appliquent ici : pour que la mesure soit précise, le pas du réseau doit être suffisamment petit par rapport à la distance moyenne entre atomes. En revenant à l’analogie de la boîte d’œufs : il faut beaucoup plus d’emplacement d’œufs disponibles qu’il n’y a d’œufs à répartir.
Comment ce résultat fait-il avancer vos recherches ?
Tarik Yefsah : Le point clé de ce résultat scientifique est d’avoir démontré un accès microscopique et quantitatif aux gaz de fermions ultrafroids. Cette démonstration ne pouvait se faire que dans un système dont le comportement collectif peut être prédit avec précision, et c’est pourquoi nous avons choisi d’utiliser un gaz de fermions sans interaction, régi par le principe d’exclusion de Pauli uniquement. C’est une étape essentielle car elle nous donne confiance en notre capacité à photographier un gaz quantique à l’échelle de l’atome individuel avec une excellente fidélité. Forts de cette confiance, nous pouvons maintenant explorer la facette la plus mystérieuse des fermions, qui est leur comportement collectif lorsqu’ils interagissent fortement entre eux. Dans une autre étude récente, où les fermions interagissent désormais, nous avons ainsi pu mettre en évidence l’existence de règles dans leur organisation spatiale qui étaient jusque-là inconnues, et qui ont pu être confirmées par des calculs numériques de pointe. La prochaine étape, sur laquelle nous travaillons actuellement, est de sonder le comportement de systèmes fermioniques si complexes que même les superordinateurs les plus puissants ne peuvent plus faire de prédictions fiables. Pour résumer, les fermions commencent à nous livrer leurs secrets…
Pensez-vous que ces travaux auront un impact dans votre domaine ?
Tarik Yefsah : Pour citer une phrase humoristique bien connue des physiciens : « faire des prédictions est une tâche difficile, surtout lorsqu’il s’agit du futur ». D’autant plus lorsqu’il s’agit de prédire l’impact de travaux scientifiques. En revanche, je peux vous parler du passé récent et du présent. Depuis la première communication publique de notre méthode d’imagerie pour le continuum, lors d’une conférence internationale en juin 2023, trois autres groupes ont adopté notre méthode, deux au MIT (États-Unis) et un au Royaume-Uni. En général, lorsqu’une technique expérimentale se propage aussi rapidement c’est qu’elle porte la promesse d’un angle de vue complètement nouveau sur les phénomènes physiques, et peut-être aussi la promesse de nouvelles découvertes.
Note : Ce travail a été sélectionné comme Editor’s Suggestion dans Physical Review Letters. Il a fait l'objet d'un Viewpoint dans la revue Physics [5] et de la couverture de Physical Review Letters avec deux études reliées menées au MIT.
Références
[1] T. de Jongh et al., Quantum gas microscopy of fermions in the continuum, Physical Review Letters, 134 (18), 183403 (2025)
[2] J. Verstraten et al., In Situ Imaging of a Single-Atom Wave Packet in Continuous Space, Physical Review Letters, 134 (8), 083403 (2025)
[3] M. Dixmerias et al., Fluctuation Thermometry of an Atom-resolved Quantum Gas: Beyond the Fluctuation-dissipation Theorem, preprint arXiv:2502.05132 (2025)
[4] C. Daix et al., Observing Spatial Charge and Spin Correlations in a Strongly-Interacting Fermi Gas, preprint arXiv:2504.01885
[5] M. Parish, A Glimpse at the Quantum Behavior of a Uniform Gas, Physics, 18, 89 (2025)
