« Nous vivons un moment charnière à la fois pour les mathématiques et pour l’IA »

Rencontre avec Gabriel Peyré, mathématicien et directeur du Centre Sciences des Données de l’ENS-PSL

Créé le
6 février 2025
DOSSIER INTELLIGENCE ARTIFICIELLE - À l’occasion du Sommet pour l'Action sur l'intelligence artificielle (IA) qui se tiendra en France les 10 et 11 février 2025- et dont l’ENS accueillera le mardi 11 les « side events » dédiés à l’IA et la société - l’établissement donne la parole à ses expertes et experts en IA. Gabriel Peyré, directeur de recherche au CNRS, est spécialisé dans les mathématiques de l’intelligence artificielle. Ses travaux se concentrent aujourd’hui sur la génomique à cellule unique, une avancée inédite en biologie, particulièrement prometteuse pour la recherche sur le cancer et plus largement en médecine. Cette technologie génère notamment une massification de données, aujourd’hui traitées avec l’aide indispensable de l’IA.  
Dans un entretien, le mathématicien revient sur l’évolution de la place de l’IA dans ses recherches et plus largement dans les sciences. Selon lui, l’IA favorise l’interdisciplinarité en agissant comme un pont entre sciences fondamentales et applications.
Gabriel Peyré
Gabriel Peyré, mathématicien, directeur du Centre Sciences des Données de l’ENS-PSL

Actuellement, vous vous consacrez à des problématiques en génomique, pour lesquelles vous développez des outils théoriques et numériques basés sur la théorie du transport optimal. Pouvez-vous nous en dire plus  ? 
Gabriel Peyré : La génomique à cellule unique, aussi appelée « single cell », est une avancée révolutionnaire en biologie, permettant de mesurer l’expression des gènes pour chaque cellule d’un échantillon, par exemple dans une biopsie. Cela permet de caractériser non seulement le type de chaque cellule, mais aussi son état et son évolution. Ces informations sont cruciales pour comprendre des phénomènes comme la spécialisation des cellules pendant le développement embryonnaire, les effets de traitements médicaux ou encore les dérèglements associés au cancer. On peut représenter ces cellules comme des points dans un espace de très haute dimension, chaque dimension correspondant à un gène mesuré. Les outils que je développe, issus du transport optimal et enrichis par l’intelligence artificielle, permettent d’analyser ces trajectoires cellulaires, de modéliser leur évolution dans le temps, et ainsi d’identifier les facteurs clés qui influencent ces processus biologiques complexes.

Comment la place de l’intelligence artificielle a-t-elle évolué dans vos recherches au fil des ans ? Et inversement, comment a-t-elle fait évoluer vos recherches ? 
Gabriel Peyré : L’intelligence artificielle occupe aujourd’hui une place centrale dans mes recherches, tant pour poser des questions fondamentales sur ses mécanismes que pour aborder des problématiques appliquées, notamment en biologie. L’IA est une source intarissable de questions mathématiques visant à mieux comprendre ses performances et ses limites. À l’inverse, elle offre des outils précieux pour analyser les données complexes issues, par exemple, de la génomique à cellule unique. 
Cette double dynamique crée une boucle de rétroaction très fertile : les défis rencontrés en biologie suscitent de nouvelles approches théoriques, qui en retour enrichissent l’IA et ses applications. Par ailleurs, l’utilisation de l’IA dans des sciences comme la biologie étend ses frontières au-delà du noyau informatique-mathématique, tout en stimulant le développement de méthodologies adaptées à ces nouveaux besoins. 

« L’IA favorise l’interdisciplinarité en agissant comme un pont entre sciences fondamentales et applications. »

Vos travaux sont à la croisée de plusieurs disciplines : mathématiques, informatique, biologie. Selon vous, faut-il davantage encourager cette interdisciplinarité dans la recherche en général ? Pensez-vous que l’usage de l’IA favorise cette interdisciplinarité ? 
Gabriel Peyré : L’interdisciplinarité est essentielle, en particulier à l’interface des mathématiques et de l’informatique, qui constitue la base de nombreuses avancées en IA. Ces outils, combinés avec des données issues par exemple de la biologie, ouvrent des perspectives inédites. L’IA favorise cette interdisciplinarité en agissant comme un pont entre sciences fondamentales et applications. Par exemple, les modèles de langage pour les mathématiques améliorent à la fois l’entraînement des IA et le raisonnement automatisé. En retour, ces disciplines influencent le développement de techniques d’IA adaptées. Cette synergie entre sciences fondamentales et appliquées est au cœur de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’IA pour les sciences ». Elle est aussi essentielle pour explorer des domaines émergents, par exemple pour mieux comprendre l’expression génétique.

« Les mathématiques ne sont pas seulement un outil d’analyse, mais aussi un vecteur pour repousser les limites actuelles des modèles d’IA. »
 

En 2020, dans une interview du CNRS,vous disiez qu’« en intelligence artificielle, dès qu’on veut aborder des concepts compliqués, on va beaucoup plus vite si on les écrit de façon concise avec un langage universel ». Les mathématiques ont-elles ce rôle de langage universel dans l’IA ? 
Gabriel Peyré : Les mathématiques, avec l’informatique, forment aujourd’hui le cœur de l’intelligence artificielle. Elles permettent de formaliser, modéliser et améliorer les systèmes d’IA. De plus, dans les grands modèles de langage, l’entraînement sur des corpus de théorèmes mathématiques joue un rôle clé pour développer leurs capacités de raisonnement. Les mathématiques ne sont donc pas seulement un outil d’analyse, mais aussi un vecteur pour repousser les limites actuelles des modèles d’IA. Cela transforme également le métier de mathématicien, en proposant des outils pour automatiser la certification des théories et en offrant une aide à la découverte de nouvelles techniques de preuve. Cette interaction entre mathématiques et IA est en train de redéfinir les stratégies d’entraînement et les pratiques scientifiques. Nous vivons un moment charnière à la fois pour les mathématiques et pour l’IA. 

Quelles sont selon vous les avancées récentes et les enjeux les plus importants aujourd’hui dans le domaine de l’intelligence artificielle ? Quelles questions scientifiques, et plus particulièrement celles liées à vos recherches, cela pose-t-il ? 
Gabriel Peyré : Les avancées récentes en IA, notamment dans les modèles génératifs et les systèmes capables de raisonnement complexe, redessinent les contours de nombreuses disciplines scientifiques. L’interface entre IA et sciences fondamentales, comme les mathématiques et la biologie, est un enjeu majeur. Cette interaction, soutenue par des initiatives comme le centre IA pour la Science et Science pour l’IA (AISSAI) du CNRS, offre un cadre pour aborder des questions fondamentales, tout en proposant des outils applicables à des disciplines variées. Mes recherches, par exemple, visent à combiner transport optimal et IA pour mieux analyser les données biologiques complexes, tout en explorant les fondations mathématiques de ces systèmes. 

Vos projets de recherche, notamment le projet Wasserstein FLOW Learning for multi-Omics (WOLF), pour lequel vous avez obtenu une ERC Advanced Grant il y a quelques mois, comprend un important volet de développement logiciel en open source, car les méthodes développées seront intégrées à des bibliothèques de deep learning.  Quel est le rôle de ces bibliothèques ? Pourquoi cette mutualisation de la recherche est-elle importante pour vous et plus largement dans le domaine de l’IA ? 
Gabriel Peyré : Le développement logiciel open source est au cœur des progrès en intelligence artificielle. Ces bibliothèques assurent une reproductibilité parfaite des résultats et facilitent le transfert rapide des avancées théoriques vers des applications concrètes. Le projet WOLF vise à rendre les outils de transport optimal accessibles à la communauté de la génomique computationnelle, en s’appuyant sur des bibliothèques reconnues comme Python Optimal Transport (POT). Cette démarche permet non seulement de diffuser les idées issues de mes recherches, mais aussi d’encourager des collaborations interdisciplinaires. En rendant les outils disponibles, nous favorisons un écosystème d’innovation ouvert et reproductible. 

« Cette articulation entre mathématiques, informatique, sciences humaines et réseaux internationaux confère à l’ENS-PSL un positionnement unique, à la fois pour repousser les frontières de l’IA et pour former la prochaine génération de chercheurs. »

En tant que spécialiste en intelligence artificielle, comment se positionne l’ENS-PSL en France et à l’international en tant que centre de recherche et de formation en IA ? Qu’est-ce qui en fait sa particularité ? 
Gabriel Peyré : L’ENS-PSL est un acteur clé en France et à l’international dans la recherche et la formation en intelligence artificielle. Le Centre Sciences des Données de l’ENS-PSL, que je dirige, joue un rôle structurant en stimulant les interfaces entre IA et autres disciplines, comme la biologie, la physique et les humanités numériques. Nous collaborons avec l’Observatoire des Humanités Numériques pour développer des passerelles entre sciences et humanités. Au niveau international, l’ENS-PSL participe activement à des initiatives comme l’Institut PRAIRIE et l’unité ELLIS Paris, qui renforcent les collaborations en Europe. Cette articulation entre mathématiques, informatique, sciences humaines et réseaux internationaux confère à l’ENS-PSL un positionnement unique, à la fois pour repousser les frontières de l’IA et pour former la prochaine génération de chercheurs.

 

À propos de Gabriel Peyré
Gabriel Peyré a effectué une thèse en mathématiques appliquées au traitement du signal à l’École Polytechnique. Puis, il est recruté comme chargé de recherche (CR) au CNRS, au CEREMADE, Université Paris-Dauphine, où ses travaux portent initialement  sur des problèmes inverses en imagerie. Après avoir été promu directeur de recherche (DR) au CNRS, il rejoint le département de mathématiques et applications de l’ENS-PSL, où ses intérêts se sont progressivement orientés vers les mathématiques de l’intelligence artificielle. Le chercheur utilise et développe des outils basés sur la théorie du transport optimal. Plus récemment, ses travaux se sont concentrés sur des applications en génomique à cellule unique, où ces outils apportent des perspectives nouvelles pour analyser des systèmes biologiques complexes. Depuis 2022, Gabriel Peyré dirige également le Centre Sciences des Données de l’ENS-PSL.