Quand le jeu vidéo devient un art ?

Entretien croisé avec Léa Saint-Raymond et Christophe Carini-Siguret autour du colloque « Leveling up »

Créé le
6 mai 2025
À l'occasion de la tenue du colloque « Leveling up : quand le jeu vidéo devient un art ? » , Léa Saint-Raymond, directrice de l’Observatoire des humanités numériques de l’ENS-PSL et Christophe Carini-Siguret, doctorant à l’ENC-PSL, nous éclairent sur la relation entre jeu vidéo et art, ainsi que sur les enjeux de ces recherches scientifiques qui se proposent d'interroger la reconnaissance progressive d’un objet industriel en tant qu’objet d’art, ainsi que ses limites.
Jeux video

Quel est l’origine de ce colloque et quelle est la réflexion qu’il souhaite proposer ?

Léa Saint-Raymond : Ce colloque s’inscrit dans la continuité d’un rapprochement académique et institutionnel entre deux établissements-composantes de PSL : l’École normale supérieure et l’École nationale des chartes. C’est la raison pour laquelle l’événement se déroulera successivement sur les deux sites, au cours de deux journées qui s’annoncent très riches. 

Christophe Carini-Siguret : L’idée du colloque est également venue au cours de nos échanges. J’ai travaillé avec Léa Saint-Raymond à l’ENS-PSL, en 2023, et depuis, j’ai commencé un doctorat à l’ENC-PSL, sous la direction de Christophe Gauthier et d’Emmanuelle Bermès. Je travaille sur l’artification des jeux vidéo et, très vite, Léa Saint-Raymond m’a proposé de réfléchir à cette thématique dans le cadre d’un colloque qui réunirait nos deux institutions et, plus largement, une communauté pluridisciplinaire de chercheuses et chercheurs.

Pourquoi l’Observation des Humanités numériques de l’ENS, que vous dirigez, s’intéresse-t-il à ce domaine ?

Léa Saint-Raymond : La pluridisciplinarité est précisément au cœur de l’Observatoire des Humanités numériques. Il est un pont entre des membres de l’ENS-PSL, connue pour être elle-même une institution transdisciplinaire par excellence, mais aussi avec des collaborateurs de l’environnement PSL et au-delà. Ce vivier permet de donner un éclairage nouveau à des questions liées au numérique, dans son acception élargie. Nous avons travaillé sur des questions environnementales en février 2025, grâce à une journée d’étude intitulée « Numériser la nature », organisée avec Théo Boulakia, et en mai, nous nous penchons sur une autre problématique liée intrinsèquement au numérique : les jeux vidéo. En effet, ce sont des objets numériques complexes, dont les enjeux rejoignent de nombreux thèmes de l’Observatoire. En témoigne la pluralité des intervenants durant ce colloque, de la préservation en archives jusqu’à la littérature et l’histoire, en passant par le droit et la sociologie.

Que peut-on dire actuellement sur les recherches universitaires sur le « jeu vidéo » ? Quelles conclusions tirer déjà des développements d'un champ d’études interdisciplinaires sur le jeu ?

Christophe Carini-Siguret : Les jeux vidéo constituent un objet d’étude relativement jeune par rapport à d’autres domaines de recherche, comme les études cinématographiques. Bien évidemment, ils apparaissent bien plus tard que le cinéma – Pong, un des premiers jeux sur console mondialement diffusés, date de 1972 seulement. Les premières recherches ont surtout concerné la fabrication-même des jeux, comme le game design, et la sociologie des joueurs – souvent en lien avec la gamification et les questions de marketing. Le champ a progressé petit à petit, grâce à des initiatives individuelles dans un premier temps, puis par une reconnaissance plus institutionnelle : nous aurons ainsi la chance d’écouter Sébastien Genvo, directeur de l’expressive GameLab à l’université de Lorraine, et Geoffray Brunaux, professeur des universités à la Faculté de droit et de science politique de Reims, et membre du Centre de droit du jeu vidéo. L’objet du colloque sera justement de faire un point sur les avancées le plus récentes dans ce domaine interdisciplinaire.

Le jeu vidéo est entré au musée (ex : l’exposition Game Story à Versailles) et l’industrie vidéo est présentée comme le « 10e art », en quoi le jeu vidéo est-il considéré par certains chercheurs comme un objet d’art ? Quelle est sa dimension culturelle, et notamment au vu de sa popularité ?

Léa Saint-Raymond : C’est une question très complexe, deux journées de colloque ne suffiront pas à en faire le tour. Dans l’univers des ventes aux enchères publiques – qui est au centre de ma recherche en histoire de l’art –, les jeux vidéo ne sont pas considérés des « objets d’art ». Les commissaires-priseurs et le Conseil des maison de vente, en France, les classent dans dans le segment des collectibles ou « objets de collection », au même titre que les timbres, les sneakers ou les cartes Pokémon. Néanmoins, de nombreux collectionneurs adoptent une démarche patrimoniale, avec un regard esthète. Le glissement éventuel vers l’art n’est donc pas évident. 

Christophe Carini-Siguret : Ce glissement n’aboutira peut-être jamais à une reconnaissance univoque des jeux vidéo comme de l’art, même s’ils commencent à entrer dans les musées. À ce sujet, nous recevrons Jean-Baptiste Clais, qui a été le commissaire de l’exposition Game Story au Grand Palais, en 2011, et de l’exposition Insert Coin à la Monnaie de Paris, en 2024. Par ailleurs, la consécration de certains arts n’est pas exempte de critiques. C’est le cas de l’art contemporain, qui n’est pas toujours reconnu et accepté. 

Léa Saint-Raymond : En effet, l’adjudication de « l’œuvre » Comedian n°2, de Maurizio Cattelan, au prix de 6,2 millions de dollars, a ravivé les critiques, quand on pense qu’il s’agit d’une simple banane scotchée au mur.

En quoi « l’Artgame » peut-il être étudié comme un mouvement artistique ? Existe-t-il une « esthétique » spécifique au jeu vidéo ?

Christophe Carini-Siguret : L’Artgame a des limites très floues et ses définitions varient selon l’aire géographique. Certains citent comme exemple Cory Arcangel, qui va jusqu’à retirer l’aspect « jouable » aux jeux vidéo. C’est le cas de son œuvre de 2002, Super Mario Clouds, qui est exposée au Whitney Museum of American Art. Mais d’autres insistent sur la « spécificité » du jeu vidéo, qui est l’agentivité du joueur. Dans le cas de Super Mario Clouds : seuls les nuages restent, et il n’est plus possible de jouer. En quoi est-ce encore de l’Artgame ? Pour poursuivre cette réflexion, nous recevrons Cyril Crignon et Marie Lelouche, du Quasi-Things Studio, qui aborderont la question de l’agentivité à travers une œuvre de leur création, le Quasi-Things Simulator