Que se passe-t-il dans un océan entouré de continents ?

Les écosystèmes arctiques décodés par l’étude des nutriments continentaux

Une équipe internationale de scientifiques a récemment révélé que les nutriments d’origines continentales sont responsables de plus d’un tiers de la productivité primaire totale de l'océan Arctique, soulignant ainsi le rôle majeur de l'érosion côtière sur ses écosystèmes. Des recherches au cœur des travaux de thèse de Jens Terhaar, publiées dans Nature Communications, détaillées ici par Laurent Bopp, directeur du département de Géosciences de l’ENS-PSL, qui revient aussi sur son rôle auprès des étudiants.
Bernd Hildebrandt - Pixabay
© Bernd Hildebrandt - Pixabay

Un océan entouré de continents

Contrairement à ce que les conditions climatiques extrêmes peuvent laisser penser, l’océan Arctique est un écosystème marin et côtier extraordinaire, où comme dans tous les océans, la chaîne alimentaire repose sur un premier et indispensable maillon : le phytoplancton, formidable ensemble de micro-organismes végétaux présents dans les eaux.
Dans la plupart des bassins océaniques, la productivité du phytoplancton est limitée par la disponibilité en éléments nutritifs. Avec la lumière et le dioxyde de carbone, ils sont nécessaires au processus de photosynthèse permettant son développement. Ces éléments nutritifs rares dans les eaux de surface sont abondants quand on s’enfonce dans l’océan plus profond. La circulation océanique par le mélange entre eaux de surface et eaux de sub-surface qu’elle induit, enrichit régulièrement les premières en éléments nutritifs, permettant ainsi le développement du phytoplancton.

Lorsque l’on étudie ces phénomènes en zone arctique, on s’intéresse à une zone à laquelle « la géographie si particulière confère aux apports continentaux un rôle important. Cet océan est entouré de continents – il reçoit 10% des apports fluviatiles mondiaux, alors qu’il ne représente paradoxalement que 1% du volume de l’océan mondial » explique Laurent Bopp, co-auteur de l’étude, chercheur CNRS et directeur du département de Géosciences de l’ENS-PSL. Cette particularité confère aux apports continentaux un rôle prépondérant, alors que dans la plupart des bassins océaniques l’influence des nutriments continentaux est limitée à l’océan côtier.

Dans l’étude réalisée et publiée dans la revue Nature Communications, les résultats montrent que les nutriments d’origine continentale sont responsables de 28 à 51 % de la productivité primaire totale de phytoplancton dans l'océan Arctique. Ces travaux, qui suggèrent un impact beaucoup plus important des apports continentaux sur la productivité de l'océan Arctique que les précédentes études, attestent aussi de l’importance du rôle de l'érosion côtière sur ses écosystèmes.

Productivité primaire nette (NPP) simulée dans l'Arctique, incluant (à gauche) ou non (à droite) l'apport de nutriments provenant des fleuves et de l'érosion côtière. Les simulations démontrent l'importance de ce flux de nutriments pour le maintien de la NPP de l'océan Arctique, en particulier sur les vastes plateaux continentaux sibériens.

Productivité primaire nette (NPP) simulée dans l'Arctique, incluant (à gauche) ou non (à droite) l'apport de nutriments provenant des fleuves et de l'érosion côtière. Les simulations démontrent l'importance de ce flux de nutriments pour le maintien de la NPP de l'océan Arctique, en particulier sur les vastes plateaux continentaux sibériens.

 

Étudier les nutriments continentaux pour comprendre les écosystèmes marins

Ces résultats inédits sont le fruit d’un long et minutieux travail, principalement rendu possible par des simulations numériques, dans lesquelles les chercheurs ont représenté le couplage entre trois facteurs : la circulation de l’océan Arctique à haute résolution spatiale, le transport des éléments nutritifs et enfin la productivité des premiers échelons de la chaine alimentaire marine, phytoplancton et zooplancton de l’océan Arctique.
« Nous avons porté une attention particulière aux quantités d’éléments nutritifs, principalement des nitrates, qui sont amenés chaque année par les grands fleuves arctiques et par l’érosion des sols côtiers, indique Laurent Bopp. Nous avons travaillé à partir de bases de données des apports à l’océan des 6 plus grands fleuves arctiques, et d’une estimation de la vitesse d’érosion côtière, pour proposer une nouvelle cartographie de ces apports en nutriments. » Les chercheurs ont ensuite utilisé cette cartographie des apports pour « nourrir » leur modèle. En réalisant deux simulations, l’une avec et l’autre sans apports continentaux, ils ont pu démontrer l’importance de ces derniers pour la productivité marine de l’océan Arctique. Et comme le précise Laurent Bopp : « ce sont des résultats novateurs, en raison de cette nouvelle cartographie des apports continentaux, et du couplage de celle-ci avec un modèle à haute résolution simulant explicitement le cycle des éléments nutritifs et la croissance du phytoplancton. »

Pour l’instant, ces résultats ne permettent pas d’émettre de conjonctures précises quant à l’évolution à venir des écosystèmes matins arctiques, tout simplement car la plupart des projections climatiques actuelles ne prennent pas encore en compte ces apports continentaux de nutriments. « Les éléments nous permettant de projeter l’évolution à venir des écosystèmes marins arctiques nous viennent en grande partie de l’utilisation de modèles climatiques. Ces projections climatiques ont été réalisées par plusieurs groupes de modélisation au niveau mondial et donnent des résultats assez contradictoires » explique Laurent Bopp.
Dans certaines projections, la productivité arctique augmente en réponse au changement climatique en raison de la fonte de la banquise entrainant une moindre limitation par la lumière de la productivité du phytoplancton. Dans d’autres, la fonte de la banquise conduit à une plus grande stratification de l’océan Arctique, en raison de l’ajout d’eau douce – et cette plus grande stratification limite les apports de nutriments venant des profondeurs et la production du phytoplancton. « Pour ajouter de l’incertitude à l’incertitude, continue le chercheur, ces projections climatiques ne tiennent pas compte des apports de nutriments par les fleuves ou l’érosion côtière, ou bien de leurs évolutions au cours du XXIe siècle. Nos résultats démontrent que les estimations de l’évolution de ces écosystèmes arctiques ne peuvent se passer de scénarios sur l’évolution des apports continentaux. »

Si l'apport d'azote continental provenant des rivières et de l’érosion côtière pourrait, notamment à cause du réchauffement climatique, augmenter au cours du XXIe siècle, et mener à un accroissement de la productivité de phytoplancton de l'océan Arctique, les conséquences sur la faune sont à manier avec précaution, tant le nombre de variables à considérer est important. « Beaucoup ont déjà spéculé sur les opportunités ouvertes par le changement climatique en Arctique, comme les migrations de certains stocks de poissons vers le Nord, l’augmentation potentielle de la productivité des écosystèmes marins, liée à la fonte de la glace ou à l’apport de nutriments continentaux. Autant de conjectures qui attisent déjà les convoitises. » constate Laurent Bopp. Le chercheur appelle à la prudence : « de nombreuses autres modifications des conditions environnementales sont aussi en cours, avec des impacts sur l’écosystème encore largement inconnus. On peut évoquer l’acidification de l’océan, qui s’explique par l’augmentation des quantités de carbone anthropique stockées dans l’océan et qui est particulièrement prononcée en zone arctique – cette acidification pourraient affecter de nombreuses espèces marines. »

En revanche, les apports de carbone ou d’éléments nutritifs par les fleuves ou l’érosion côtière pourraient avoir d’autres conséquences sur l’environnement marin. « À nos latitudes, nous sommes familiers des épisodes de « marées vertes », directement causés par l’augmentation des apports de nitrates en lien avec les activités humaines, agriculture et élevage. Peut-on imaginer des épisodes de ce type en cas d’augmentation considérable des apports dans le grand Nord ? Je ne le sais pas. Mais ce que nous avons pu mettre en évidence avec des simulations idéalisées permettant de mesurer les effets d’une augmentation des apports au cours du XXIe siècle, c’est que ces apports pourraient conduire à une amplification de l’acidification de l’océan Arctique. » affirme le chercheur.

 

En recherche, tout est souvent affaire d’échange

Ces travaux, d’une importance capitale dans l’étude de l’évolution des écosystèmes arctiques ont été réalisés grâce au travail d’une équipe de chercheurs d’établissements européens, mise en place lors de la thèse de Jens Terhaar, également co-auteur de l’article, et que Laurent Bopp encadrait avec une équipe de l’Université Libre de Bruxelles chargée d’étudier de façon fine les apports de nutriments à l’océan.
Un rôle de tuteur, que Laurent Bopp, chercheur mais aussi enseignant, endosse volontiers et qu’il considère comme primordial : « guider des étudiants pour le choix d’un stage, les orienter dans leur parcours universitaire ou professionnel… c’est une partie de mon travail que j’apprécie énormément. » Ancien étudiant de l’École normale, le scientifique a fait le choix de revenir à l’ENS en 2017, attiré par l’enseignement mais aussi par la possibilité de  recherche interdisciplinaire : « après avoir travaillé dans un gros laboratoire, je voulais revenir sur un campus, pour interagir de manière plus régulière avec les étudiants. La petite taille de l’ENS facilite ces échanges, aussi bien au niveau du laboratoire où j’effectue mes recherches qu’entre les départements. Les sciences de l’environnement croisent par essence plusieurs disciplines : biologie, chimie, géologie, sciences sociales… l’ENS-PSL permet de tisser des liens bien plus facilement qu’ailleurs. On fait des passerelles qu’on ne ferait pas dans un autre contexte. » Un aspect interdisciplinaire de la recherche essentiel à ses yeux qui l’avait d’ailleurs décidé à s’orienter dans les sciences de l’environnement : « je me souviens être tombé sur un rapport du GIEC lors de ma première année à l’ENS en 1994, où j’ai découvert avec énormément d’intérêt que mon travail scientifique – j’étudiais alors au département de Géosciences, anciennement Département Terre-Atmosphère-Océan – pouvait être aussi en prise avec des questions sociétales. »

« Pour faire des sciences de l’environnement, certains chercheurs disent qu’il faut être très bon dans un domaine précis, comme par exemple en physique ou en chimie, et ensuite l’appliquer à l’environnement, observe Laurent Bopp. D’autres pensent qu’il faut s’intéresser un peu à toutes les disciplines. Mais il n’y a pas de recette miracle, les deux types d’approches sont possibles et sont même nécessaires. Les étudiants spécialisés dans une discipline vont apporter de la méthode, mais il faut aussi des étudiants ouverts, naviguant dans plusieurs disciplines pour faire le lien. Et quoi qu’il en soit, au final, il y aura toujours ce besoin d’interdisciplinarité. » constate le chercheur.

Il rappelle aussi l’enjeu des échanges intergénérationnels qui sont tout aussi précieux que les échanges interdisciplinaires : « dans les sciences environnementales, on sent que la vision des étudiants par rapport à l’environnement et l’écologie change très rapidement. Par exemple, il y a quinze ans, les préoccupations en cours portaient surtout sur l’hypothétique responsabilité de l’humain, puis quelques années plus tard, les étudiants se sont beaucoup interrogés sur la nature des impacts anthropomorphiques sur l’environnement. Aujourd’hui, il est principalement question de quelle science faire pour apporter une solution au réchauffement climatique. Les différentes approches des étudiants et des professeurs se nourrissent entre elles, nous sommes vraiment dans un rapport de réciprocité bénéfique. » conclut-il.

 

Bibliographie
- Around one third of current Arctic Ocean primary production sustained by rivers and coastal erosion, 8 janvier 2021, Nature Communications
Jens Terhaar (Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE/IPSL, CEA-CNRS-UVSQ, Université Paris-Saclay), Université Libre de Bruxelles, University of Bern), Ronny Lauerwald (Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE/IPSL, CEA-CNRS-UVSQ, Université Paris-Saclay), Université Libre de Bruxelles, UMR ECOSYS (Université Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech,)), Nicolas Gruber (ETH Zurich) et Laurent Bopp (Laboratoire de Météorologie Dynamique / Institut Pierre Simon Laplace (École normale supérieure/PSL Université, CNRS, École Polytechnique, Sorbonne Université))

- Importance cruciale des apports en nutriments continentaux pour les écosystèmes marins arctiques, INSU/CNRS

 

 

À propos de Laurent Bopp

 

Après une formation initiale à l’ENS au département de Géosciences (anciennement Département Terre-Atmosphère-Océan), Laurent Bopp entame une spécialisation sur les interactions entre l’océan et le système climatique. Plus précisément, il travaille sur le cycle du carbone dans l’océan et sur sa capacité à absorber une part importante de nos émissions de CO2. Une thématique par nature très interdisciplinaire parce qu’elle repose sur de la physique, de la chimie et de la biologie.

En 2003, il entame sa carrière au CNRS au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement de Saclay. Impliqué dans la rédaction des rapports du GIEC sur le cycle du carbone, il oriente ensuite ses recherches sur l’acidification et la déoxygénation de l’océan et, de façon plus générale, sur les impacts du changement climatique sur les écosystèmes marins. Depuis 4 ans, Laurent Bopp travaille de nouveau à l’ENS où, depuis 2 ans et demi, il dirige le département de Géosciences. Ses contributions à la recherche ont été reconnues par le prix Sciences de la Mer de l’Académie des Sciences en 2019.