Réflexions multiples autour du soin et son rapport à la société

Entretien croisé à l’occasion du premier Forum "Santé, science et société"

Créé le
8 décembre 2022
« Repenser le système de soin sur le plan éthique. Leçons de la crise sanitaire et hospitalière, diagnostic et perspectives », c’est cette question centrale et multiple du rapport entre soin et société que travailleront les participants du premier Forum « Santé, Sciences et société ». Porté par le CCNE, l’ENS-PSL et l’AP-HP, il se tiendra le 8 décembre 2022 à l’auditorium Guy Meyer de Hôpital Européen Georges-Pompidou à Paris.
 
Pour amorcer la réflexion, nous nous sommes entretenus avec Annabel Desgrées du Loû (S, 1987), membre du CCNE, chercheuse à l’IRD et spécialiste des questions de précarité en santé et avec Martin Dumont (L, 1999), philosophe et responsable de la Chaire de philosophie à l’Hôtel Dieu (AP-HP / ENS). 
Martin Dumont et Annabel Desgrées du Loû
Martin Dumont et Annabel Desgrées du Loû

Dans son dernier avis, le CCNE propose de « repenser le soin sur un fondement éthique » ? Comment comprendre cet appel ?

Annabel Desgrées du Loû : Face à la crise que traverse aujourd’hui le système de soins, et en particulier face à la situation alarmante de l’hôpital public qui en est le symptôme le plus saillant, le CCNE a souhaité proposer une réflexion éthique sur le sens du soin et de la santé.  Cet avis, après avoir analysé les racines de la crise actuelle, affirme que pour définir les politiques en matière de santé et de soins, l’éthique n’est ni optionnelle ni facultative : elle est une condition indispensable pour que les professionnels travaillant dans le champ de la santé retrouvent le sens de leur métier et de leur engagement, mais aussi pour que la collectivité toute entière conserve sa confiance dans le système de santé. Pour sortir de la crise actuelle, une rénovation profonde est nécessaire, pour passer d’un système aujourd’hui en crise, largement basé sur la production de soins, à un système de santé fondé sur l’éthique et qui placerait la personne au cœur de ses préoccupations.

Martin Dumont : Il me semble que c’est surtout sur repenser le « système de soins » que l’avis insiste. Car le fondement éthique du soin va peut-être de soi, tout en étant fragilisé justement par certains dysfonctionnements du système de soins. A travers cette expression, il me semble que le CCNE cherche à contourner l’idée de « refonder le système de soins ». S’agit-il de répondre à la crise actuelle, que le rapport diagnostique, par une réforme totale du système de santé ? Le rapport se tient prudemment à distance d’une telle ambition, tout en donnant des pistes d’aménagement. Une réforme est peut-être ce que la situation exige ; et une telle perspective aurait quelque chose d’assez exaltant pour les acteurs.

« Écrasés par des objectifs de performance qu’ils ne peuvent plus tenir, de plus en plus de soignants se trouvent en situation de souffrance éthique, c’est-à-dire contraints d’agir en opposition avec leurs valeurs professionnelles ou personnelles.»

Dans l’avis toujours, on lit : « le temps des soignants croise de moins en moins celui des malades, ainsi le temps technique prend le dessus sur le temps de l'écoute de la souffrance ». Ces tensions entre l’individuel et le collectif, entre l’acte et la pratique, ne sont pas nouvelles. Qu’est-ce qui les rend si prégnantes, si décisives aujourd’hui ?

A.D.L. : Effectivement, ces tensions ne sont pas nouvelles et leur racine est sans doute à chercher dans notre approche occidentale de la médecine, focalisée sur le traitement (« cure ») plutôt que sur le soin (« care»). À cela s’ajoute, depuis les années 1980, l’introduction de pratiques gestionnaires inspirées du secteur privé dans le fonctionnement des hôpitaux qui ont valorisé les actes techniques, dans une logique économique, parfois au détriment de la relation de soin. Le temps passé à écouter le malade, le temps de la relation n’est pas valorisé financièrement, alors que l’acte technique l’est. Parallèlement, la charge physique et mentale des soignants a augmenté, du fait même du progrès médical qui a permis d’allonger la durée de vie tout en chronicisant certaines pathologies. Écrasés par des objectifs de performance qu’ils ne peuvent plus tenir, de plus en plus de soignants se trouvent en situation de souffrance éthique, c’est-à-dire contraints d’agir en opposition avec leurs valeurs professionnelles ou personnelles.

M.D. : En effet la coordination difficile de ces différentes temporalités ne date pas d’hier. Il y a là quelque chose d’intrinsèque à l’exercice du soin, selon des perspectives professionnelles – imposant une sorte de cadence, pourtant elle-même au service du soin ! – qui se confrontent au rythme propre à chaque acteur, et tout autant si ce n’est plus au rythme de chaque patient. Tous les patients doivent-ils recevoir leur toilette tôt le matin ? Est-ce le rythme propre à chacun ? Il y a là aussi peut-être une mutation contemporaine de notre rapport au temps. Peut-être supporte-t-on moins que notre temps soit encadré par les contraintes collectives auxquelles se plier – ou que nous avons plus la liberté d’exprimer une plainte à l’égard de ce qui a toujours été une violence. Il y aurait lieu de relire les sociologues décrivant l’accélération contemporaine du temps selon l’angle très spécifique du soin. Un des enjeux serait sans doute de dégager les moyens d’un rapport plus libre, plus créatif, personnel, au temps même contraint par l’institution : des marges, des pauses, des retards… Simone Weil soulignait déjà, à partir de la vie d’usine dans son cas, à quel point vivre son rapport au temps comme imposé par une instance extérieure est une souffrance. À qui le temps peut-il appartenir ? Jacques Le Goff déjà montrait qu’au Moyen-Âge la question de la maîtrise du temps était un enjeu de pouvoir, entre « temps de l’Église » et « temps des marchands ».

«Ce temps de la relation, indispensable au prendre soin, doit être considéré comme un outil d’accomplissement et de résolution des situations et valorisé à ce titre.»

Et la question du temps, ou plutôt des temps du soin puisque entre une urgence vitale, une pathologie chronique ou la fin de la vie, entre l’expérience et les attentes du soin, le temps n’est ni unique ni uniforme. Ce temps qui s’accélère aussi à l’hôpital, comment le (re)penser ?

A.D.L : Remettre le respect de la personne, pilier éthique du soin, comme valeur centrale, implique de réintroduire le temps de l’écoute des personnes soignées et de leurs proches, du dialogue avec elles, de l’accompagnement, mais aussi le temps de la réflexion éthique individuelle et collective pour des orientations et des décisions justes. Cela implique, dans le soin, de prévoir, à côté du temps des gestes techniques, du temps et de la disponibilité humaine pour accompagner les personnes, comprendre la complexité des situations et tenter de prendre des décisions le plus possible avec elles. Ce temps de la relation, indispensable au prendre soin, doit être considéré comme un outil d’accomplissement et de résolution des situations et valorisé à ce titre. Par ailleurs, le temps de la réflexion éthique doit aussi être organisé et valorisé chez tous les professionnels exerçant dans le champ de la santé, et des parcours de formation en éthique doivent être développés dans les champs médical, paramédical, médico-social.

M.D. : Il y a derrière cette questions des rapports entre temps et soin des éléments différents : celui d’une discordance des temps, entre les différentes temporalités des pathologies et des soins, et l’accélération globale du temps, qui tient donc en partie sans doute aux cadences des soins. La pandémie nous a fait vivre semble-t-il tous au même rythme, avec un temps resserré autour de la prise en charge des patients Covid et du risque pour notre système de soins d’être submergé – la hantise des patients refusés ou errant d’hôpital en hôpital en trouvant porte close. Mais cet épisode d’un temps suspendu unique a vite reconduit à la pluralité des temps : il y avait les soins déprogrammés, ceux des patients chroniques, les fins de vie encore… Un élément essentiel de cette pluralité est sans doute d’être capable de les hiérarchiser. Comme le souligne Frédéric Worms, on parle de manière significative des urgences, en tant que service hospitalier, toujours au pluriel : il n’y a jamais une seule urgence. Ainsi émerge une question essentielle dans le vécu de ces temporalités contraintes : c’est qu’au moins la répartition des temps accordés à chacun soit juste. L’enjeu de justice apparaît ici essentiel au bon soin. Certains soignants ont mis en place lors du Covid des instruments de mesure pour anticiper la quantité de soins qui allait devoir être allouée à chaque patient en fonction de son évolution, dans un effort pour être juste.

« Une Chaire dans un hôpital est aussi un lieu qui impose une certaine gravité au discours philosophique : parler de la pitié et de la compassion dans un lieu de soin leste la parole d’une autre dimension.»

La Chaire de philosophie à l’hôpital est installée depuis plusieurs années au cœur même de l’Hôtel-Dieu – APHP, un lieu à la fois « suractif » et héritier d’une histoire et d’une tradition. Que signifie animer une chaire de philosophie dans un tel lieu ?

M.D. : Il y a là quelque chose de très étonnant – mais la philosophie depuis longtemps aime à naître de l’étonnement ! C’est une très grande chance. L’Hôtel-Dieu est un lieu en pleine mutation, un hôpital lui-même extra-ordinaire et un monument d’une grande beauté. La Chaire est par ailleurs au service de tout l’AP-HP et s’efforce de rayonner constamment, dans la mesure de ses moyens, de ce centre vers tous les autres lieux possibles – mais la tâche est immense ! Nos étudiants stagiaires reçoivent un accueil enthousiaste dans les services hospitaliers ; et chacun de ces stages est l’occasion, dans les discussions qui s’y déroulent, de relever à chaque fois une foule de questions importantes qui surgissent, de la clinique même, et qui mériteraient chacune tout un traitement. Une Chaire dans un hôpital est aussi un lieu qui impose une certaine gravité au discours philosophique : parler de la pitié et de la compassion dans un lieu de soin leste la parole d’une autre dimension. La Chaire est aussi une sorte d’ambassade de la recherche en sciences humaines (elle ne se limite pas à la philosophie), et même d’autres sciences, à l’intérieur de l’hôpital : elle forme comme un îlot, contrasté, de l’université au sein de l’hôpital ; elle propose un autre type de parole. Il faut assumer ce contraste, qui est utile et qui est ce que les personnes (soignants, patients) viennent y chercher. Mais dans un hôpital public habitué à la recherche également, où de tels projets éveillent aussitôt la curiosité. Enfin, dans un hôpital une Chaire de philosophie a un rôle de passeur, en relevant quelles nouvelles questions le soin fait sans cesse émerger. Il s’agit de les transmettre au monde universitaire parfois un peu éloigné de ces réalités, et inversement d’y apporter ce qui se fait en matière de recherche pour éclairer le soin ; et même de faire prendre conscience de ces questions aux acteurs du soin eux-mêmes, qui n’en ont pas toujours conscience, et de l’utilité pour ces questions des travaux de recherche les plus apparemment éloignés du soin, qui ne le savent pas toujours non plus. On a enfin ici un lieu essentiel pour observer les mutations d’une société ; de la Permanence d’Accès aux Soins de Santé par exemple,  on vit au jour le jour les évolutions des vagues migratoires liées aux soubresauts internationaux.

A.D.L : Une telle initiative participe de ce temps de la réflexion éthique qui nous semble indispensable pour refonder le système de soins. C’est en croisant les regards, en suscitant et en nourrissant à partir des sciences humaines l’échange et le dialogue entre les différents métiers de l’hôpital et avec les patients, à partir de cas concrets, d’expériences vécues, qu’il sera possible de mettre à jour et de résoudre les souffrances éthiques vécues à l’Hôpital, trop souvent tues, et par là de retrouver le sens du soin et des pratiques respectueuses de chaque personne, soignée ou soignante.   

Quelles contributions, une initiative comme le forum du 8 décembre prochain, peut apporter à la compréhension de la crise de l’hôpital ? Comment concourt-elle à animer le dialogue et la réflexion collective de soignants, chercheurs, responsables de la santé, associations de patients, à l’Hôtel-Dieu et au-delà ?

M.D. : Un tel forum doit rendre visibles, centrales et durables les réflexions multiples autour du soin et son rapport à la société. Les initiatives en ce sens sont nombreuses, mais pas toujours conscientes de l’être, ni coordonnées : durant mon doctorat je n’ai réalisé que tard que d’autres personnes travaillaient sur mon sujet, les greffes de mains et de visage ! Une telle recherche a besoin d’être structurée, soutenue, rendue visible. Elle a un intérêt pour le monde universitaire, pour les acteurs du soin et les patients, pour le débat public. Il s’y joue des choses essentielles de notre vie collective, des évolutions des sciences et des techniques actuelles, et pour esquisser une anthropologie. Il y a là quelque chose qui va encore plus loin donc que la crise actuelle du système de santé – s’y limiter risquerait de réduire l’effort à cela. Un forum doit donc être un lieu de débat, de recherche, qui permette de développer les questionnements dans de nombreuses directions, institutions, disciplines. Participer à une réflexion et à une recherche aide, de manière très indirecte certes mais réelle, à ressaisir son métier, sa situation de patient, son engagement associatif.

A.D.L : Avec ce forum, ces questions sont mises sur la place publique, et c’est bien leur place. Trop souvent on considère que ce qui se passe à l’hôpital doit être réglé à l’hôpital, par les soignants et leurs gestionnaires. Pourtant la santé est un bien commun, et garantir un accès à des soins de qualité pour tous est une question qui nous concerne tous et doit être saisie par tous.