Romain Rolland, l'Européen

Par Marc Crépon, philosophe

Créé le
28 février 2023
Son ami Stefan Zweig le définissait comme « le plus grand événement moral de [l']époque ». Romain Rolland, ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1886), prix Nobel de littérature de 1915, fut un grand intellectuel engagé, « la voix du pacifisme européen qu’il incarna dès le commencement de la Première Guerre mondiale ».
Le philosophe Marc Crépon rend hommage à un humaniste dans l'âme, qui appelait à la paix, notamment dans son manifeste intitulé « Au-dessus de la mêlée », et à la fin des conflits en Europe qui condamnent les jeunes générations.
Romain Rolland en 1914 ou 1915. Fonds Musée de Clamecy
Romain Rolland en 1914 ou 1915. Collection du musée de Clamecy

L’ENS a commémoré les 26, 27 et 28 janvier de cette année le centenaire de la revue Europe, qui vit le jour en 1923, à l’initiative de Romain Rolland, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (promotion 1886) (1) », prix Nobel de littérature de 1915. Passionné d’art et de musique, agrégé d’histoire en 1889, membre de l’Ecole Française de Rome de 1889 à 1891, rien ne semblait prédisposer celui qui soutint en 1895 une thèse intitulée « Les origines du théâtre lyrique moderne.  Histoire de l’opéra en Europe avant Lulli et Scarlatti » et commença sa carrière comme chargé de cours en histoire de l’art à l’ENS à devenir ce grand intellectuel engagé, la voix du pacifisme européen qu’il incarna dès le commencement de la Première Guerre mondiale. Rien en apparence et tout en réalité ! Car c’est sa culture profondément européenne, sa passion pour Michel Ange, aussi bien que pour Scarlatti, Lulli ou Beethoven, son amitié avec Richard Strauss ou Stefan Zweig, son admiration pour Tolstoï, en un mot cet esprit profondément européen qui transparaissait déjà dans les dix volumes de son roman Jean-Christophe (1904-1912), qui dès l’automne 1914 le dressèrent contre la guerre et lui firent exprimer son refus inconditionnel de sa barbarie. « Une faillite de la civilisation », écrivait-il, dans une série d’articles incendiaires, rassemblés dès 1915 sous le titre Au-dessus de la mêlée.  

C’est peu dire que dans un pays ivre de patriotisme belliqueux, ce diagnostic fit de lui à l’automne 1914 « un ennemi public », comme il l’écrivit à sa mère dans une lettre bouleversante. Il n’est sans doute pas anodin d’entendre aujourd’hui encore sa dénonciation sans concession de l’idéalisation meurtrière d’un « sacrifice » dont l’éloge masque l’horreur : « Osons dire la vérité aux ainés de ces jeunes gens […] Quoi ! vous aviez dans les mains de telles richesses vivantes, ces trésors d’héroïsme ! Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous offert à son dévouement magnanime ? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros ! La guerre européenne, cette mêlée sacrilège qui offre le spectacle d’une Europe démente, montant sur le bûcher et se déchirant de ses mains comme Hercule (2) ». Comment ne pas rêver de faire entendre l’écho de cette admonestation terrible, à l’autre bout de l’Europe, quand la folie d’un homme que son pouvoir et ses nostalgies impériales aveuglent, précipite à nouveau l’une contre l’autre la jeunesse de deux pays, avec le cortège de destruction, de malheur et de misère qui en résulte sur le sol ukrainien.

Au lendemain de la guerre, Rolland n’eut pas de mots assez durs pour dénoncer l’esprit belliqueux qui prenait à nouveau le pas sur ce rêve d’une paix durable que la fin de la guerre avait laissé espérer. Il fut en Europe et dans le reste du monde le correspondant inlassable de tous ceux et celles, dont les forces se conjuguaient pour faire vivre et protéger cet espoir de paix. C’est dans cette perspective que, dès 1919, il lance un appel à des écrivains et intellectuels du monde entier pour les associer à une déclaration pour l’indépendance de l’esprit qui engage ses signataires à défendre et promouvoir l’idée généreuse d’une fraternité universelle et cosmopolite contre tout asservissement national de la pensée et de l’action. Et c’est dans cet esprit qu’en 1923 la revue Europe est fondée. C’est d’abord vers Gandhi qu’il se tourne, au point de lui consacrer une monographie dès 1924. De fait, Rolland fut parmi les premiers en Europe à affirmer une conscience dé-coloniale.  À Tagore il écrivait le 26 août 1919 : « J’ai une profonde souffrance, je dirais un remords si je ne me sentais homme bien plus qu’Européen, de l’abus monstrueux que l’Europe a fait de sa puissance, de ce ravage de l’univers, de la destruction par elle de tant de richesses matérielles et morales, des plus grandes forces du monde. […] Après la catastrophe de cette honteuse guerre mondiale qui a marqué la faillite de l’Europe, il est évident que l’Europe ne suffit plus à se sauver soi-même. Sa pensée a besoin de la pensée d’Asie, comme celle-ci a profit à s’appuyer sur la pensée d’Europe ».

Mais l’extension du fascisme en Europe lui fit douter de la possibilité pour la non-violence prônée par Gandhi de s’y opposer, d’avoir assez de force donc pour enrayer la montée des périls. Aussi est-ce, dans les années 1930, vers l’URSS qu’il tourna ses regards. Il devint alors un compagnon de route assidu du parti communiste français, fermant longtemps les yeux et gardant le silence, du moins publiquement, sur les procès de Moscou et les échos de la terreur qui ne pouvaient plus se laisser ignorer. La rupture se fera en 1939, après la signature du pacte germano-soviétique. Retiré à Vézelay pendant la guerre, il s’éteindra en 1944, après avoir consacré une longue monographie à Charles Péguy, son ami de la première heure qui avait été le premier à lui donner sa chance en publiant son Théâtre du Peuple, puis les premières livraisons de Jean-Christophe dans les Cahiers de la Quinzaine.

Marc Crépon
Philosophe et professeur à l’École normale supérieure

La Promotion de 1886 de l'École normale supérieure, section des lettres - Photo Pierre Petit, illustration dans Le cloître de la rue d'Ulm, Bibliothèque Lettres et SHS,« LF ép 51 (4) 8e »

 

Notes

(1)  Cf. Le cloître de la rue d’Ulm, Journal de Romain Rolland à l’Ecole Normale Supérieure (1886-1889), Paris, Albin Michel, 1952

(2)  Romain Rolland, « Au-dessus de la mêlée », dans Au-dessus de la mêlée, préface de Christophe Prochasson, Paris, Payot et Rivages, Petite bibliothèque Payot, 2013, p. 66-67.

 

Nous remercions pour les illustrations Pierre-Antoine Jacquin, directeur du musée de Clamecy, enseignant à l'université de Bourgogne.

 

 


 

Quelques-unes de ses œuvres

  • Amour d'enfants (1888).
  • Le Triomphe de la raison (1899). Drame historique et philosophique.
  • Jean-Christophe (1904-12). Cycle de dix volumes répartis en trois séries, Jean-Christophe, Jean-Christophe à Paris et La Fin du voyage, publiés dans les Cahiers de la Quinzaine.
  • Vie de Beethoven (1903).
  • Le temps viendra (1903).
  • Vie de Michel-Ange (1905).
  • Vie de Tolstoï (1911).
  • Au-dessus de la mêlée (1915). Manifeste pacifiste.
  • Salut à la révolution russe (1917).
  • Pour l'internationale de l'Esprit (1919)
  • Liluli (1919). Illustrée avec les bois originaux de Frans Masereel.
  • Déclaration de l'indépendance de l'Esprit, manifeste (1919)
  • Clerambault (1920).
  • Les Vaincus (1922).
  • Mahatma Gandhi (1924).
  • Pâques fleuries (1926).
  • Les Léonides (1928).
  • L'Inde vivante (1929).
  • L'Évangile universel (1930).
  • Goethe et Beethoven (1930).
  • Quinze ans de combats (1935).
  • Compagnons de route (1936).
  • Beethoven, Les grandes époques créatrices : Le Chant de la Résurrection (1937).
  • Les Pages immortelles de J.-J. Rousseau (1938).
  • Robespierre (1939). Drame historique et philosophique.
  • Le Voyage intérieur (1942).
  • La Cathédrale interrompue (1943-45). 3 volumes : 1. La Neuvième Symphonie (1943) ; 2. Les Derniers Quatuors (1943) ; 3. Finita Comœdia (1945, posthume). Péguy (1945).