Un programme de recherche novateur pour éclairer des mécanismes auditifs humains potentiellement ancestraux

Rencontre avec Christian Lorenzi, chercheur au département d’études cognitives de l’ENS-PSL

Créé le
23 janvier 2024
Chercheur au Laboratoire des systèmes perceptifs du département d’études cognitives (DEC) de l’ENS-PSL, les travaux de Christian Lorenzi se concentrent sur l’écologie auditive humaine, c’est-à-dire notre capacité à entendre les paysages sonores naturels, comme les forêts et les prairies. Cinq études, récemment publiées par son groupe de recherche, posent les jalons d’un nouveau programme interdisciplinaire innovant initié au sein du DEC, en collaboration avec écologues et éco-acousticiens.
L’objectif ? Apporter de nouvelles connaissances fondamentales sur l'audition humaine mais aussi ouvrir la voie à de potentielles applications cliniques, notamment dans le domaine des dispositifs de réhabilitation, comme les prothèses auditives et les implants cochléaires.
 
Christian Lorenzi
Christian Lorenzi © Frédéric Albert / Pole communication ENS-PSL

Vos travaux actuels de recherche se concentrent sur la perception auditive, et plus précisément sur l'écologie auditive humaine. En quoi consistent-ils ?

Christian Lorenzi : Cinq études complémentaires récemment publiées par notre groupe de recherche (1) explorent notre capacité à entendre les paysages sonores naturels, ces scènes acoustiques associées à des lieux marginalement affectés par l'activité humaine, comme les forêts ou les prairies. Les paysages sonores naturels sont ici définis comme des arrangements complexes de sons produits par des sources biologiques - les oiseaux, les insectes… - et des sources géophysiques telles que le vent, la pluie, les cours d'eau, façonnés par des effets de propagation sonore spécifiques à l'habitat : diffraction, réverbération...(2). Le son collectif produit par les vocalisations animales dans un habitat donné est souvent dénommé "biophonie" et celui produit par les sons géophysiques, "géophonie".
Ces études en écologie auditive humaine sont à notre sens innovantes, car elles s'appuient sur des avancées récentes en écologie, indiquant que les paysages sonores reflètent d'importants processus écologiques à l'œuvre dans les habitats naturels (4). En se concentrant sur notre capacité potentiellement ancestrale à entendre les processus écologiques dans les environnements naturels (5), ces études élargissent le champ de l'« écologie auditive humaine » initié par Gatehouse et al. en 1999 (6), mais qui se limitait aux environnements urbains.

« La grande particularité de ces travaux en sciences cognitives repose sur leur réalisation en étroite collaboration avec des écologues et éco-acousticiens. »

Dans une récente publication scientifique, vous proposez un cadre pour encourager les programmes de recherche dans le domaine de l'écologie auditive humaine. Pourquoi cette initiative ?

Christian Lorenzi : La grande particularité de ces travaux en sciences cognitives repose sur leur réalisation en étroite collaboration avec des écologues et éco-acousticiens, comme Bernie Krause ou nos collègues du Muséum national d'Histoire naturelle et de l’Institut de recherche pour le développement. Ces scientifiques sont spécialisés dans l’enregistrement systématique et l’usage des paysages sonores, pour étudier la complexité écologique d’habitats naturels.
Le cadre de l'écologie auditive humaine incite les chercheuses et chercheurs en sciences de l'audition à étudier les comportements de surveillance des environnements naturels par l'être humain, à l'aide des bases de sons massives et écologiquement valides enregistrées par nos collègues éco-acousticiens. Ces comportements de monitoring sont ceux mis en œuvre par notre système auditif pour se représenter l'environnement naturel de proximité, s'orienter et naviguer dans celui-ci, estimer la présence de ressources - de l'eau, de l'abri, par exemple - et de dangers, une pollution, des espèces invasives... Ces capacités sont susceptibles de nous permettre de réaliser un véritable diagnostic de l'environnement et de nous indiquer s'il est de bonne qualité ou non.
À notre connaissance, aucune étude n'a été réalisée avec cette perspective, probablement en raison de l'importance accrue donnée jusqu'à aujourd'hui aux situations de communication parlée et aux environnements urbains.

« Nos travaux mettent en lumière une conséquence perceptive de la perte auditive d'origine cochléaire qui n'a jamais été explorée jusqu'à présent : une déconnexion auditive avec “la nature”. »

Quelle est l’importance de mener de tels programmes de recherche ? Quelles peuvent être leurs futures applications ?

Christian Lorenzi : Ces travaux sont avant tout de nature fondamentale et théorique, car ils visent à éclairer des mécanismes auditifs potentiellement ancestraux. Certaines de nos études (6) ont également une portée clinique. Elles mettent par exemple en lumière une conséquence perceptive de la perte auditive d'origine cochléaire qui, à notre connaissance, n'a jamais été explorée jusqu'à présent, à savoir une déconnexion auditive avec la « nature ». Il y a cependant de nombreux avantages à l'exposition aux sons naturels, tels qu’une diminution du stress physiologique, des bénéfices attentionnels et des émotions positives (7), qui ont été rapportés. Ces effets, souvent qualifiés de « réparateurs » ou de « ressourcement », sont associés à un accroissement du bien-être. Une étude antérieure suggère que les personnes malentendantes ressentent moins d'effets réparateurs que les personnes normo-entendantes lorsqu'elles visitent des parcs urbains (8).

Ainsi, pour les personnes malentendantes vivant en milieu rural, ou pour celles qui visitent régulièrement des zones naturelles telles que les espaces verts et les parcs nationaux, la qualité de vie pourrait non seulement dépendre d'une communication efficace, mais également d'une perception précise de leur environnement, y compris des paysages sonores naturels.

Dans cette même publication scientifique, vous recommandez six orientations de recherche en écologie auditive humaine particulières. En quoi consistent-elles ?

Christian Lorenzi : Ce programme en écologie auditive humaine vise à étudier dans quelle mesure ces fonctions de surveillance du système auditif humain, vraisemblablement ancestrales, sont adaptées aux informations spécifiques véhiculées par les paysages sonores naturels, c’est-à-dire aux "statistiques" ou régularités des scènes naturelles. Fonctionnent-elles tout au long de la vie ou émergent-elles par apprentissage individuel ou par transmission culturelle ?
Au-delà des connaissances fondamentales sur l'audition humaine qu'il peut procurer, ce programme de recherche devrait permettre de mieux comprendre comment les personnes entendantes et malentendantes écoutent les espaces verts et bleus - ruraux comme urbains - et en tirent profit, et si les dispositifs de réhabilitation, comme les prothèses auditives et implants cochléaires, rétablissent la perception des paysages sonores naturels et des réactions émotionnelles appropriées. Ces études devraient également révéler dans quelle mesure nous percevons les changements rapides de l'environnement provoqués par l'activité humaine.

Comment ce programme se traduit-il au sein du département d’études cognitives de l’ENS-PSL ?

Christian Lorenzi : Ce programme s'est construit en collaboration avec des écologues - Régis Ferrière à l'Institut de biologie de l’ENS et au laboratoire iGlobes, Jérôme Sueur au Muséum national d'histoire naturelle, Amandine Gasc à l'IRD et Bernie Krause, pionnier de l'écologie des paysages sonores naturels, résidant en Californie. Notre équipe au sein du département d’études cognitives est encore de petite taille : elle est aujourd'hui composée par deux normaliens en scolarité, Matthieu Fraticelli et Matthew O'Donnell Gavaghan, deux doctorants, Nicole Miller-Viacava et Elie Grinfeder, et deux postdoctorants, Richard McWalter et Frédéric Apoux. Nous avons également noué des liens avec des géographes, Pauline Guignard à l'ENS et Marie-Anne Germain à l'Université de Nanterre, et un géoscientifique, Marcus Klaus, basé à Uméa en Suède.
Ce programme, soutenu par deux ANR, Hearbiodiv et Audieco, et plusieurs contrats de recherche, se traduit également par de nouveaux enseignements à l'ENS-PSL, comme un cours mosaïque en écologie sensorielle offert par le Centre de formation sur l'Environnement et la Société, ou une intervention au sein du Master de sciences cognitives sur l'écologie auditive humaine.

Vous avez récemment réalisé une étude en écologie auditive humaine, publiée dans l’International Journal of Audiology. Quels sont ses objectifs et ses résultats ?

Christian Lorenzi : L'étude menée par Miller-Viacava et al. en collaboration avec Bernie Krause, pionnier de l'utilisation des paysages sonores pour l’étude et le suivi des processus écologiques, révèle que la capacité à discriminer des paysages sonores naturels variant en termes d'habitat  - forêt, prairie, maquis et prairie - du moment de la journée et de la saison, est sévèrement réduite chez les personnes présentant une perte auditive neurosensorielle. Ce déficit n'est pas clairement lié à l'âge et à la sévérité de la perte auditive telle qu’estimée par l'audiométrie tonale, l'outil de dépistage utilisé en clinique ORL pour diagnostiquer une perte auditive neurosensorielle.

Ces résultats suggèrent que les personnes malentendantes ne peuvent pas construire une représentation précise du lieu et du moment grâce à leurs oreilles et à leur cerveau auditif. Une expérience complémentaire, menée avec des participants normo-entendants écoutant des versions filtrées de ces paysages sonores, indique que la réduction de l'audibilité des sons les plus faibles - une réduction typiquement associée à la perte auditive neurosensorielle - contribue fortement au déficit observé chez les participants malentendants. Ce résultat laisse supposer qu'une amplification appropriée par le biais d'appareils auditifs devrait être bénéfique dans ces conditions d'écoute.

Quelles sont les conclusions et implications de cette étude ?

Christian Lorenzi : Cette étude met en lumière une conséquence perceptive de la perte auditive cochléaire qui – à notre connaissance – n'a jamais été explorée jusqu'à présent, à savoir une déconnexion avec la « nature ». De nombreux avantages de l'exposition aux sons naturels, tels qu’une diminution du stress physiologique, des bénéfices attentionnels et des émotions positives (7) ont été rapportés jusqu’à présent. Ces effets, souvent qualifiés de « réparateurs » ou de « ressourcement », sont associés à un accroissement du bien-être.
D’autres travaux suggèrent que les personnes malentendantes ressentent moins d'effets réparateurs que les personnes normo-entendantes lorsqu'elles visitent des parcs urbains (8). Ainsi, pour les personnes malentendantes vivant en milieu rural, ou pour celles qui visitent régulièrement des zones naturelles telles que les espaces verts et les parcs nationaux, la qualité de vie pourrait non seulement dépendre d'une communication efficace, mais également d'une perception précise de leur environnement, y compris des paysages sonores naturels.

« J'aimerais que ce réseau de collaborations en écologie auditive humaine se cristallise sous une forme ou une autre. Ceci permettrait de lui donner une plus grande visibilité au sein de la communauté universitaire et du grand public. »

Quelles vont être les prochaines étapes de vos recherches ?

Christian Lorenzi : J'aimerais que ce réseau de collaborations en écologie auditive humaine, construit avec des écologues, géoscientifiques et géographes, se cristallise sous une forme ou une autre. Ceci permettrait de lui donner une plus grande visibilité au sein de la communauté universitaire et du grand public. Ce réseau contribuerait également à l'augmentation de son attractivité et encouragerait l'effort de formation. Car il s'agit de former une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs en sciences cognitives, soucieux de questions environnementales. Nous réfléchissons ensemble à la meilleure configuration.

À propos de Christian Lorenzi

Christian Lorenzi obtient un doctorat en psychologie expérimentale à l'Université Lyon 2 en 1995 pour ses travaux en psychophysique sensorielle sur la perception auditive chez l’humain, à l’issue d’une formation mêlant psychologie et sciences cognitives, tout juste naissantes en France dans les années 1990. « J'ai été très tôt fasciné par l'idée que notre système nerveux était une machine biologique sophistiquée, capable de construire et mettre à jour des représentations adaptées du monde qui nous entoure, ce grâce à de véritables calculs réalisés par des neurones et circuits de neurones que l'on pouvait modéliser mathématiquement et simuler informatiquement. », explique Christian Lorenzi. « L'idée de pouvoir un jour mener mes propres recherches dans ce domaine interdisciplinaire, et plus spécifiquement dans le domaine de la perception, m'a donné la motivation nécessaire », ajoute-t-il.

Confiance et disponibilité

Après sa thèse, Christian Lorenzi effectue une année de post-doctorat à l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni. Il travaille ensuite comme chercheur à l’Institute of Hearing Research de Glasgow, sur les pertes auditives neurosensorielles.
De retour en France, il est recruté en tant que maître de conférences, puis comme professeur en psychologie expérimentale à l’Université Paris Cité en 2001. À partir de 2005, il œuvre à la création de l'équipe CNRS « audition » et à son installation à l'ENS au sein du département d'études cognitives (DEC), alors que ce dernier vient tout juste d’être créé. En 2011, Christian Lorenzi devient professeur à l'ENS-PSL où il prend la fonction de directeur du DEC, puis de directeur des études scientifiques et de la vie étudiante jusqu'en 2020.
Rattaché au Laboratoire des systèmes perceptifs du DEC, le chercheur loue « la liberté et le confort » donnés par l’École pour mener ses travaux. « Bénéficier de la confiance et de la très grande disponibilité de mes collègues au sein de mon département et de toute l'École est une chance que je réalise chaque jour », précise-t-il. Christian Lorenzi apprécie notamment « la grande proximité avec tous les services », une conséquence « extrêmement positive » de la petite taille de l’ENS-PSL. Également enseignant - « ce qui me permet de rendre un peu de ce que l’on m’a donné » - Christian Lorenzi considère avoir « une chance indiscutable » de pouvoir présenter ses travaux, débattre, « voire apprendre » d’étudiants et d’étudiantes « aux parcours extrêmement variés et partageant ce goût pour l'interdisciplinarité ».

« Lire, lire, lire ! »

Et à celles et ceux qui souhaiteraient se diriger dans la recherche, le scientifique est heureux de leur donner quelques conseils. Son premier ? « Surtout, suivez votre propre intuition et n’écoutez pas les voix suggérant que cela ne même pas à grand chose d’utile, de concret ou de rémunérateur. C’est une vocation », estime-t-il.
Pour le second, Christian Lorenzi encourage à multiplier « autant que possible » les rencontres et les discussions avec des chercheuses et des chercheurs, pour se faire une idée plus précise du domaine vers lequel l’on désire s’orienter. Quant au troisième et dernier conseil, « il est évident : lire, lire, lire et affiner son écriture », recommande le chercheur. « Encore mieux ? Faire tout cela en concevant sa carrière à l’échelle internationale », ajoute-t-il. « Partir et revenir, éventuellement », conclut-il en souriant.


Bibliographie

(1)     Apoux, F., Miller-Viacava, N., Férriere, R., Dai, H., Krause, B., Sueur, J. & Lorenzi, C. (2023). Auditory discrimination of natural soundscapes. Journal of the Acoustical Society of America, 153, 2706-2723. doi: 10.1121/10.0017972.  
Thoret, E., Varnet, L., Boubenec, Y., Ferriere, R., Le Tourneau, F.-M., Krause, B. & Lorenzi, C. (2020). Characterizing amplitude and frequency modulation cues in natural soundscapes: A pilot study in four habitats of a biosphere reserve. Journal of the Acoustical Society of America, 147, 3260-3274. doi : 10.1121/10.0001174.  
Grinfeder, E., Lorenzi, C., Haupert, S., & Sueur, J. (2022). What do we mean by “soundscape”? A functional description. Frontiers in Ecology and Evolution, 10, 894232 doi: 10.3389/fevo.2022.894232.
Miller-Viacava, N., Lazard, D., Delmas, T., Krause, B., Apoux, F., & Lorenzi, C. (2023). Sensorineural hearing loss alters auditory discrimination of natural soundscapes. International Journal of Audiology, 1-10. doi: 10.1080/14992027.2023.2272559
Lorenzi, C., Apoux, F., Grinfeder, E., Krause, B., Miller-Viaca, N., & Sueur, J., (2023, in press). Human auditory ecology : Extending hearing research to the perception of natural soundscapes by humans in rapidly-changing environments. Trends in Hearing.

(2)    Grinfeder, E., Lorenzi, C., Haupert, S., & Sueur, J. (2022). What do we mean by “soundscape”? A functional description. Frontiers in Ecology and Evolution, 10, 894232 doi: 10.3389/fevo.2022.894232.

(3)    Krause, B. (1987). Bioacoustics, habitat ambience in ecological balance. Whole Earth Review, 57, 14–18. ISBN: 0749-5056.

(4)    Sueur J., & Farina A. (2015). Ecoacoustics: the ecological investigation and interpretation of environmental sound. Biosemiotics,8, 493–502. doi : 10.1007/s12304-015-9248-x.

(5)    Lorenzi et al., 2023

(6)    Gatehouse, S., Elberling, C., & Naylor, G. (1999). Aspects of auditory ecology and psychoacoustic function as determinants of benefits from and candidature for non-linear processing in hearing aids. In A. N. Rasmussen, P. A. Osterhammel, T. Anderson, & T. Poulsen (Eds.), Auditory models and non-linear hearing instruments (18th Danavox Symposium) (pp. 221–233). Copenhagen, Denmark: Holmens Trykkeri.

(7)    e.g., Miller-Viacava, N., Lazard, D., Delmas, T., Krause, B., Apoux, F., & Lorenzi, C. (2023). Sensorineural hearing loss alters auditory discrimination of natural soundscapes. International Journal of Audiology, 1-10. doi: 10.1080/14992027.2023.2272559.

(8)    Buxton R.T., Pearson A.L., Allou C., Fristrup K., & Wittemyer G. (2021). A synthesis of health benefits of natural sounds and their distribution in national parks. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 118. doi: 10.1073/pnas.2013097118. ; Ratcliffe, E. (2021). Sound and soundscape in restorative natural environments: A Narrative literature review.Frontiers in Psychology, 12, 570563. doi: 10.3389/fpsyg.2021.570563.

(9)    Payne, S.R. (2008). Are perceived soundscapes within urban parks restorative? Proceedings of Acoustics 08, 5519-5524.