« Une approche punitive et moralisatrice cherche à pénaliser les « non-méritants » plutôt qu’à émanciper tous les membres de la société. »

Entretien avec Marc Fleurbaey, co-directeur du CERES et professeur titulaire à PSE

Créé le
4 juillet 2025
À l’heure où les crises sociales et environnementales imposent de repenser nos modèles, l’éthique de la responsabilité offre un cadre exigeant et profondément politique. Comment articuler liberté individuelle, justice sociale et action collective ? Marc Fleurbaey, directeur de recherche CNRS à l’ENS–PSL, éclaire ces enjeux au croisement de l’économie et de la philosophie.
Marc Fleurbaey
© CNRS

Vous travaillez depuis longtemps sur la notion de « responsabilité ». De quoi parle-t-on exactement quand on évoque une éthique de la responsabilité, et pourquoi est-ce si central dans vos recherches ?

La responsabilité peut intervenir de plusieurs façons dans les réflexions éthiques. Il peut s’agir de s’interroger sur le partage des responsabilités, ex ante, face à un objectif à réaliser. Par exemple, quelles sont les parts relatives de l’éthique individuelle, de la responsabilité sociale des entreprises, et des politiques publiques (incitatives ou réglementaires) dans la réduction des émissions de CO2 ? Mais il peut aussi s’agir de répartir les responsabilités, ex post, face à une situation indésirable. 

En poursuivant le même exemple, comment attribuer la responsabilité des émissions passées entre les entreprises, sachant que dans une chaîne de valeur, clients et fournisseurs sont associés dans les activités polluantes ? Enfin, dans les théories de la justice sociale, se pose la question de l’autonomie et de la responsabilité individuelle, et d’une tension possible entre la recherche d’une réduction des inégalités de résultats et le fait de laisser une marge de liberté et de responsabilité aux personnes dans leur trajectoire de vie. C’est dans ce dernier domaine que je me suis intéressé à la responsabilité.

En quoi cette idée de responsabilité permet-elle, selon vous, de mieux penser la justice sociale aujourd’hui ?

À vrai dire, je me suis penché sur cette question dans les années 90, à une époque où l’influence du reaganisme et du thatchérisme était encore vive et où les politiques vis-à-vis des pauvres se sont durcies. La littérature philosophique de l’époque embrassait l’idée de laisser une marge de responsabilité individuelle dans l’allocation des ressources, dans un alignement inquiétant avec un débat public qui distinguait pauvres méritants et non-méritants. Il s’agissait d’égaliser les chances (ou « opportunités »), et non plus les résultats, sans souci pour l’incapacité des politiques publiques à réellement mesurer ce que les personnes sont capables ou non de faire. C’est un élément récurrent dans les politiques sociales. Dans les contreparties qui sont maintenant exigées des bénéficiaires du RSA en France, il y a la présomption qu’ils sont capables de fournir un quota d’heures, sans tenir compte de toutes les difficultés qu’ils peuvent rencontrer. 

Ce que j’ai essayé de développer dans mon travail académique, c’est une approche centrée sur la promotion de l’autonomie et de la liberté, le respect des projets de vie des personnes, en l’opposant à une approche punitive et moralisatrice qui cherche à pénaliser les « non-méritants » plutôt qu’à émanciper tous les membres de la société.

La responsabilité sociale et environnementale des entreprises est malheureusement souvent conçue comme un paravent pour donner bonne conscience à un secteur économique encore trop largement dominé par des schémas de prédation

Dans les grands enjeux actuels comme le climat, les inégalités ou les politiques publiques, comment une approche fondée sur la responsabilité pourrait-elle faire la différence ?

Une approche fondée sur un idéal d’émancipation des personnes (empowerment est un autre terme pertinent, mais difficile à traduire) peut effectivement guider un certain nombre de réformes institutionnelles et de politiques. Par exemple, la maltraitance institutionnelle des personnes en situation de pauvreté, un sujet prioritaire pour les associations comme ATD Quart Monde ou le Secours Catholique, peut être analysée et traitée en s’appuyant sur une réflexion à propos des dérives liées à l’imaginaire répandu du « pauvre non-méritant ». Un autre sujet important pour l’environnement et la cohésion sociale est la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (la « RSE »). 

Malheureusement souvent conçue comme un paravent pour donner bonne conscience à un secteur économique encore trop largement dominé par des schémas de prédation (notamment de la nature), cette notion a pourtant beaucoup de sens si on l’appuie sur une vision de l’entreprise non pas comme source de profit pour les actionnaires et entrepreneurs, mais comme un pont entre des ressources et des besoins, au service de l’ensemble des parties prenantes, et en tenant pleinement compte des externalités sur le reste de la société et sur la nature. Les acteurs économiques « responsables » doivent être protégés de la concurrence déloyale des autres acteurs, et la promotion de la RSE par des politiques publiques ambitieuses est un enjeu essentiel.

Vous proposez une lecture économique de cette éthique. Que peut apporter l’économie, concrètement ? 

L’économie permet de formaliser l’application de principes éthiques à des politiques concrètes, à des allocations des ressources. Par exemple, à propos de la RSE, l’analyse économique permet de comprendre de façon plus précise comment un élargissement de l’objectif de l’entreprise au bénéfice de l’ensemble des parties prenantes et la prise en compte des externalités peut avoir des conséquences positives pour l’économie, la cohésion sociale, la planète. Dans les questions plus fondamentales de respect des projets de vie personnels et de promotion de l’autonomie, ou d’application de la notion d’égalité des chances, l’économie comme discipline académique possède des outils conceptuels uniques pour cerner les possibilités et les « impossibilités ». Les impossibilités jouent un rôle fondateur dans ce domaine : il s’agit d’incompatibilités logiques entre des principes éthiques qui peuvent paraître raisonnables a priori. 

Prenons par exemple l’idée apparemment simple que l’égalité des chances consiste à compenser les désavantages dus à certaines caractéristiques des personnes comme l’origine sociale (principe 1), mais à ne pas intervenir dans les inégalités dues à d’autres facteurs (principe 2) : cette idée simple est incohérente car ces deux principes sont incompatibles (parce que le niveau de compensation nécessaire selon le principe 1 peut dépendre des facteurs couverts par le principe 2). C’était un des résultats de mes premiers travaux dans ce domaine. Quand une impossibilité de ce type est révélée, elle force à réviser les principes éthiques, à faire le tri entre ceux que l’on souhaite garder et ceux que l’on abandonne ou que l’on affaiblit.

Vous avez une formation en économie et en philosophie. Qu’est-ce qui vous a conduit à croiser ces disciplines, et pourquoi est-ce important pour vous ?

Ces deux disciplines sont au cœur des recherches sur la justice sociale, et se nourrissent mutuellement. La philosophie apporte des concepts généraux, définit de grandes écoles de pensée, mais se nourrit également de concepts et de représentations venant de l’économie. Des philosophes de la justice comme John Rawls et Ronald Dworkin ont été très influencés par l’économie, par exemple. L’économie, quant à elle, s’inspire directement de concepts et de principes venant de la philosophie. La notion « d’utilité », très employée en économie pour désigner le bien-être individuel, provient directement de la philosophie utilitariste. Les philosophes de l’égalité des chances qui ont écrit au tournant des années 90 ont fortement inspiré les travaux des économistes sur ce thème. Et l’économie peut non seulement examiner des applications possibles des théories philosophiques, mais aussi pointer des problèmes logiques dans ces théories, tels que l’incohérence de l’idée de compensation sélective des désavantages. 

En ce moment je me demande si les théories philosophiques de la justice ne sont pas excessivement centrées sur le partage de ressources divisibles, et explore comment l’analyse économique des biens publics pourrait enrichir ces théories, en montrant comment la justice sociale consiste aussi à choisir collectivement les composantes publiques d’une « bonne vie », et pas seulement à se partager de façon « équitable » des biens et services à usage privatif.