Âmes fugitives

Des lectures d'été choisies par Lucie Marignac, directrice des éditions Rue d’Ulm

Créé le
22 juin 2023
L'été est annoncé. Lucie Marignac, directrice des éditions Rue d'Ulm, nous invite à en profiter pour laisser notre esprit « vagabonder vers d'autres lieux » en découvrant trois ouvrages sur la thématique du « fugitif ». Merci à elle et bonnes lectures estivales à toutes et tous !
Couv livres Ames fugitives

Âmes fugitives

Par Lucie Marignac, directrice des éditions Rue d'Ulm

« Ce ne sont pas là des livres de plage, mais des lectures de vacances – de vacance plutôt, quand l’esprit peut vagabonder vers d’autres lieux, milieux et moments (oublions la « race » chère à Taine…). Le fugitif, c’est le dénominateur commun à ces trois textes à la fois faciles à lire et profonds : l’un est bref, l’autre, succession de tableaux, pourra se poser et se reprendre, gageons que le troisième se traversera d’une traite. »

 

Les Innocents
Oswaldo Reynoso, Rue d’Ulm, coll. « Versions françaises », traduit de l’espagnol par Rachel Paul et Denis Bertet, 136 p., 2 juin 2023.

Lima, Pérou, vers 1960. Les années rock’n’roll dans une capitale latino-américaine de plus en plus surpeuplée. Les jeunes de la bande du quartier grandissent comme ils le peuvent, sans repères familiaux, avec pour tout modèle quelques figures locales au passé trouble. De billard en commissariat, de plage en bistrot, chacun navigue à vue vers l’âge adulte, tente de s’affirmer par la transgression, découvre sa personnalité intime. Dans cette pépite underground inédite en français, superbement traduite, au plus près de ses vibrations, par deux anciens étudiants de l’École, la langue de la rue s’impose dans un texte littéraire, se mêlant à la prose poétique du narrateur. Nous regardons le monde avec les yeux de Tête d’ange, du Prince, de Carambole, de Rouge à lèvres ou de la Tapette, ainsi qu’ils se surnomment entre eux, nous écoutons leurs mots, nous percevons leur conscience, aux marges d’une société urbaine conservatrice, et hypocrite.

Un extrait : Portrait de Tête d’ange.
« Février (un jour quelconque). 14h. Il a mis les mains dans ses poches et s’est senti plus homme que jamais. “Le feu est un bonbon à la menthe : délicieusementhe. Rouge, maintenant : boule de billard en suspension dans l’air.” Le soleil, violent et sauvage, se répand sur l’asphalte en une pluie de poussière dorée. “C’est ça que j’aime : sous le soleil, triste, et les mains dans les poches. »

 

Rome fugitive
Carlo Levi, éditions NOUS, 2011, traduit de l’italien par Angela Guidi et Emmanuel Laugier, coll. VIA, 192 p., mai 2023.

Le Christ s’est arrêté à Eboli : nous avons lu le chef-d’œuvre de Carlo Levi, vu Gian Maria Volonte dans le film de Francesco Rosi, mais connaissons sans doute moins le reste de l'œuvre de l'écrivain italien, heureusement mis au jour en français par les éditions NOUS. Après Les mots sont des pierres (Voyages en Sicile) et Tout le miel est fini (Voyages en Sardaigne), c’est à travers Rome, ville hors du temps, ancestrale et actuelle, que nous sommes ici conduits. Les trente-trois textes offrent autant de portraits animés de la Ville éternelle, pleine de vitalité et de contradictions, où cohabitent l’humble et le sublime. Une très belle traduction réunissant une chercheuse italienne francophone et un écrivain français poète, pour rendre toute la lucidité politique et l’acuité sensible de l’auteur.

Un extrait : Apparitions à Rome.
« Les choses apparaissent, se rapprochent, se montrent, s’arrêtent et disparaissent, à peine le dos tourné, en un clin d’œil, dès qu’on change d’angle, toujours toutefois de manière différente, avec une temporalité qui varie selon les lieux et les pays. Rome est une ville d’apparitions, mais d’apparitions réelles, vivantes, charnelles, colorées : de choses vraies qui se changent en apparitions, en raison, semble-t-il, de leur incroyable vérité, de leur qualité d’existence surabondante. [...] Ici, dans l’air limpide de Rome, les apparitions possèdent la soudaine présence physique des dieux.»


Les Loups blessés
Christophe Molmy (2015), Points (format poche), 360 p., 2016 .

Premier livre de l’ancien chef de la Brigade de recherche et d’intervention de Paris (ex-Antigang), qui participa à la seconde arrestation d’Antonio Ferrara après son évasion spectaculaire de Fresnes, à l’assaut de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes ou à celui du Bataclan… Les (super)flics qui s’essaient au polar ne sont pas rares, ceux qui produisent un roman d’une telle justesse sont, n’en déplairait à Roger Borniche, exceptionnels. Cette plongée nerveuse et réaliste au cœur du grand banditisme, où s’affrontent deux générations de policiers et de voyous dans une écriture toute cinématographique, n’a pas démérité dans les romans suivants : Quelque part entre le bien et le mal (2018) et Après le jour (2020). À découvrir.

Un extrait : Fin de partie.
« Quand tous ses membres furent paralysés par le froid, il cessa de lutter et se sentit flotter jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. Plongé dans le noir, plus rien ne pouvait l’empêcher de se laisser couler. La pièce se mit à tourner autour de lui et il s’évanouit, enfin. Lorsqu’il reprit connaissance, [...] il sut qu’il allait devoir faire un choix. Il pouvait encore se battre, lutter pour se remettre debout et s’enfuir. Ou bien abandonner et mourir ici. »

 

 

À propos des éditions Rue d’Ulm et de la collection « Versions françaises »

 

Créées en 1975, les Presses de l’École normale supérieure sont devenues éditions Rue d’Ulm en 1999 après avoir fusionné avec les Publications de l’ENSJF (Sèvres). Leur mission est de faire connaître les résultats des travaux de recherche conduits par les élèves, anciens élèves, enseignants, équipes associées et laboratoires de l’ENS, principalement en lettres et sciences humaines et sociales. Elles contribuent activement à son animation scientifique et à son rayonnement dans la communauté universitaire et auprès du grand public.

 

Le fonds des éditions Rue d’Ulm compte environ 500 titres disponibles aux formats papier et numérique. Il s’accroît d’une vingtaine de nouveautés par an dans un large éventail de disciplines : anthropologie, archéologie, arts, bibliologie, droit, économie, géographie et environnement, histoire, linguistique, littérature, philosophie, sociologie.

 

La collection interdisciplinaire « Versions françaises » des éditions Rue d'Ulm, créée en 2001 par Lucie Marignac, fait quant à elle la part belle aux traductions d'ouvrages étrangers. Texte important, souvent négligé, jamais traduit, inédit ou épuisé, indisponible... les élèves et anciens élèves, enseignants et chercheurs de l'Ecole s’attachent ici à faire connaître leur texte, un auteur, une période, un mouvement d’idées, une forme d’écriture dont ils sont parfois devenus « spécialistes ».