Hommage à Jean Prévost (1901-1944)
Trois questions à David Brunat et Antoine de Baecque
À l'occasion des commémorations autour du 18 juin 1940, l'ENS honore la mémoire de Jean Prévost (1901-1944). Le 18 juin 2024, le gymnase du 45 rue d'Ulm sera baptisé Gymnase Jean-Prévost, à la mémoire de celui qui fut normalien, écrivain, docteur ès-lettres et qui, résistant, fut abattu avec quatre compagnons le 1er août 1944 par des soldats allemands.
David Brunat (chargé d’une mission sur le sport en 2024 par la direction de l’École, la Fondation de l’ENS et l’A-Ulm) et Antoine de Baecque (historien, critique de cinéma et professeur au département Histoire et Théorie des Arts à l’ENS) nous disent l'importance de rendre hommage à Jean Prévost et pourquoi il est précieux de relire son oeuvre.
L’œuvre de Jean Prévost est multiple, quel est selon vous le principal héritage de ce journaliste et écrivain ? Pourquoi cet hommage à l’ENS est-il important aujourd’hui ?
David Brunat : Journaliste, essayiste, romancier, critique littéraire, critique de cinéma, conférencier, auteur dramatique, poète, etc., Jean Prévost a parcouru tous les genres et son œuvre est d’une fascinante variété. Mais ce n’est pas seulement, bien sûr, au littérateur ou à l’ancien normalien (promotion 1919) que l’École rend hommage, c’est aussi au héros de la Résistance. Et à l’avocat de la cause du sport.
Antoine de Baecque : Prévost nous offre une leçon de courage, de liberté et d’humanisme. L’ENS a jugé important de saluer sa mémoire et son exemple 80 ans après sa disparition, les armes à la main, dans le maquis du Vercors, fauché par une mitrailleuse allemande. Il faut donc relire Jean Prévost, ne pas l’oublier comme cela arrive trop souvent. Il s’intéressait à tous les sujets de son temps, qu’il analysait avec vivacité et profondeur, la politique, les inégalités, le sport, la place des femmes, ou même l’intérêt pour le plein air et les sorties dans la nature. Ce genre de talent de plume manque beaucoup aujourd’hui
David Brunat : Cet hommage prend opportunément place dans cette année de célébration de la mémoire résistante combinée à la tenue des Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Heureuse conjonction pour parler à la fois du combattant de la liberté et du passionné de sport et de l’athlète qu’il fut. Et pour mieux faire connaître la vie et l’œuvre de Prévost auprès de la communauté normalienne, à l’heure où le gymnase de la rue d’Ulm s’apprête à porter son nom.
Jean Prévost portait une attention particulière au sport et notamment aux sensations corporelles et aux sensations de mouvements. En quoi ses réflexions qui concilient sport et pensée sont-elles à l’époque novatrices ?
David Brunat : Sportif tout-terrain qui a pratiqué la boxe (jusqu’au titre de champion de France universitaire !), l’escrime, le rugby, le basket, l’athlétisme, le canoë, l’escalade, etc., Prévost est un intellectuel qui prend le corps au sérieux. Il a toujours mis l’exercice physique au premier rang des activités qui concourent à la formation de l’individu. Jamais il n’a opposé le sport à la vie de l’esprit, ne cessant au contraire de célébrer l’alliance du muscle et de l’intellect. Voilà qui est novateur y compris pour notre époque !
Antoine de Baecque : Son premier livre, Plaisirs des sports, paru peu de temps après les Jeux olympiques de 1924 (dont il fut un spectateur assidu), est une profession de foi sportive, un manifeste personnel, mais propose aussi une forme très riche et singulière de connaissance du corps, de son propre corps pour un sportif, du corps social aussi bien sûr, pour cet homme attentif aux autres. Et c’est également un grand styliste : la manière dont il décrit un combat de boxe, l’arrivée d’un 3000 mètres, ou une marche en forêt, en fait un des premier grands écrivains du sport en France. Il y proclame que le sport aussi a ses humanités, qu’il est une morale, une sagesse ainsi qu’une source de vie joyeuse.
David Brunat : Son œuvre entière est parcourue par le plaisir de parler sport, y compris dans ses travaux académiques. Ainsi se réfère-t-il aux athlètes dans sa thèse sur Stendhal pour expliquer certaines lois de la création littéraire ; il y affirme aussi que « l’esprit est plus lent que le corps ». Il s’intéresse au souffle, aux muscles, aux fonctions digestives, à la gestion de l’énergie, à la préparation mentale, à tous les aspects de la biomécanique et à ce qui est à la base, aujourd'hui, de la modélisation de la performance sportive. En cette année 2024 où le sport est Grande Cause nationale, Prévost est à tous égards plus actuel que jamais !
Antoine de Baecque, vous êtes historien du cinéma, que pouvez-vous nous dire sur les chroniques cinématographiques de Jean Prévost et sur son amour pour le « grand écran » ?
Antoine de Baecque : Son intérêt pour le cinéma, art encore jeune au sortir de la Première Guerre mondiale, participe de la curiosité pour toute nouveauté qui habitait Prévost. Ils ne sont pas si nombreux à l’époque les écrivains et les critiques considérant le cinéma, souvent méprisé ou délaissé par les intellectuels, comme un art véritable. C’est le cas de Jean Prévost, qui écrit des pages magnifiques sur Chaplin ou sur Walt Disney. Il est « moderne » et soutient d’emblée le passage au parlant. Son talent, comme souvent, est celui du chroniqueur : on peut dire de lui qu’il est l’un des premiers critiques de cinéma au monde, puisqu’il tient la rubrique cinéma des Nouvelles littéraires durant deux ans, en 1926 et 1927. Ses textes sur Métropolis de Fritz Lang, La Roue d’Abel Gance, Le Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene, sont extrêmement pertinents, et celui sur les visages comparés de Barrymore et Mosjoukine, les deux grands acteurs américain et russe, vraiment passionnant et très original. Comme un Robert Desnos, un Emile Vuillermoz, ou encore Colette, Artaud, Delluc ou Aragon, Prévost non seulement aime le cinéma, mais comprend, et fait comprendre, pourquoi il l’aime.