[L’ENS hors les murs] Marin Moulard, reprendre son souffle à Tokyo

L’ENS hors les murs

Créé le
10 juin 2025
Collection « L’ENS hors les murs ». Marin Moulard est en quatrième année de philosophie à l’ENS, où il prépare également une mineure environnement. En septembre 2024, mu par le désir de « grandir, surmonter des problèmes personnels et laisser du temps et de la place au changement », il s’envole pour la capitale japonaise où il passe un an entre un stage comme special research student et des recherches à l’université de Tokyo.
Marin Moulard
Marin Moulard

De Paris à Tokyo, itinéraire d’un normalien en quête de dépaysement

D’aussi loin qu’il se souvienne, Marin Moulard explique n’avoir eu à faire que deux choix pour son orientation : au lycée, en s’orientant vers un bac littéraire spécialité musique plutôt que vers un bac scientifique « par pression sociale et familiale », et en prépa en choisissant une spécialité philosophie plutôt que lettres classiques. La suite suit son cours sans accroc lorsque Marin intègre Normale sup en 2021. Avec du recul, il déclare que c’était « moins une envie que la poursuite d’une voie que les milieux bourgeois parisiens tiennent pour ‘toute tracée’ ou ‘royale’ ». S’il a passé le concours en se disant qu’il s’agissait de la meilleure option, il est maintenant « d’autant plus reconnaissant de la liberté que l’ENS lui a offerte » car il a pris conscience de ce qui l’a « déterminé à y entrer, de ce qu’[il] a risqué d’y perdre, du privilège que constitue le statut d’élève et de la manière d’en user à bon escient ».

Rapidement après son entrée rue d’Ulm, Marin Moulard envisage la mobilité à l’étranger comme « un véritable voyage au loin ». Après cinq ans à Paris, ville qu’il perçoit comme « étriquée et étouffante », cette possibilité est bienvenue. S’il a longtemps hésité sur le choix de la destination « par peur », le Japon s’impose assez vite, notamment car il a déjà commencé à en apprendre la langue, dès septembre 2023. Son tuteur à l'ENS, Dominique Lestel, appuie par ailleurs ce choix, lui qui prône la pratique d'une philosophie « par le terrain ». Il rêve « depuis tout petit » de ses montagnes, lacs, temples, océans et lieux qui ont inspiré les poètes japonais, qui le touchent plus que les Français. 
Marin a suivi le processus de candidature de la Direction des Relations internationales (DRI), notamment grâce à Ambroise Courant, coordinateur des échanges bilatéraux et programmes spécifiques de l’ENS, qui a assuré l’intermédiaire avec l’Université de Tokyo. Après avoir longtemps « tergiversé à cause de l’appréhension », Marin candidate une minute avant la date butoir, « assis à l’entrée d’un bar dans le XVIIIe arrondissement ». Une fois son dossier accepté, commencent les premiers préparatifs, et notamment l’apprentissage de la langue japonaise. 

Étudier à l’Université de Tokyo

Marin Moulard est parti dans le cadre d’un échange de six mois en tant que special research student. Gage d’une liberté certaine, il n’y suit pas de cursus particulier mais a intégré sur place un laboratoire de robotique sociale pour y mener un stage de « philosophie de terrain ». Il y apprend à « connaître les roboticiens et roboticiennes, les robots, à suivre un cours de deep learning, donner des présentations sur [s]es recherches… ». Ces six mois achevés, a décidé de rester au Japon pour continuer à étudier à Todai (l'Université de Tokyo, ndlr). Cette dernière est d’ailleurs très tournée vers la recherche : dès la licence, en plus des cours, les élèves doivent mener leurs projets de manière autonome.

                                                                               Un cours à l'Université de Tokyo

Pour Marin, « étudier au Japon est assurément différent ». En tant que special research student, il n’est plus soumis au calendrier universitaire, mais bénéficie d’une certaine souplesse dans l’organisation de ses recherches : libre à lui de suivre des séminaires, de rencontrer des professeurs ou même de regarder des films et de voyager tant que cela lui sert de matériau. Il s’épanouit dans ce système : « les critères qui viennent sanctionner ce qu’[il] fai[t] ne sont plus les attentes des professeurs d’université, mais ce qui [l]’intéresse, [l]e passionne ». Il remarque aussi que le Japon est plus ouvert aux projets transdisciplinaires, là où la philosophie en France lui semble plutôt « en vase clos ».

De la vie étudiante, Marin narre des relations avec les autres étudiants et étudiantes qui ont quelque chose « d’étonnant » à première vue : « selon qu’on est au laboratoire, dans une salle de conférence, ou bien au shokudou […], les visages et les conversations sont très différents ». Il a aussi expérimenté le tatemae, plus ou moins sensible selon les personnes, les sujets abordés ou le cadre. « La distance du tatemae se ressent plus fortement lorsque cela ne va pas : ce n’est pas une froide indifférence ». Il faut s’habituer à cette coutume qui veut que l’on respecte une certaine distance en public. Au-delà de la barrière de la langue, Marin remarque qu’il reste plus facile de discuter avec d’autres étudiants étrangers ou expatriés, qui ont toujours des anecdotes à partager sur la difficulté à s’intégrer. 
Au fil des rencontres en-dehors de l’université, Marin a réussi à s’intégrer dans certains milieux tokyoïtes et accède à des vernissages, des ateliers, des foires etc. Il y a « fait des rencontres précieuses et inspirantes, grandi en rencontrant des artistes et personnes engagées ». Il se sent bien dans ce milieu cosmopolite et anglophone, tout en rencontrant des personnes japonaises qui lui permettent de perfectionner sa pratique de la langue. 

Vivre à la japonaise le temps d’une année

C’est une capitale japonaise « assez calme et indifférente dans l’ensemble, dans laquelle il est facile de se fondre » que Marin raconte. Il surprend parfois des regards qui le font « sortir de la masse » et lui rappellent qu’il « étonne, qu’[il] surprend, qu’[il] dérange ». Nombreux sont les expatriés avec qui il a échangé à en avoir fait l’expérience. Paradoxalement, vivre au Japon accoutume aussi au phénomène inverse : celui de se « noyer dans le flux de la vie ici, de se couper de soi et des autres pour supporter le poids de la présence d’autrui dans les passages et les transports bondés ». Toutefois, à la différence de Paris, cette ville qui le « rendait terne », il est facile de retrouver le calme à Tokyo. 
Cette capitale le frappe aussi par le mono no aware : « la manière dont les choses les plus menues nous touchent par leur simplicité, leur tranquillité, leur contenance transitoire : cela tient à la lumière, si douce, si oblique, et aux couleurs vives (camions, néons, panneaux, toits, enseignes…) qui s’y diffusent lentement ». Il s’épanouit aussi dans l’exploration des multiples quartiers contrastés de la ville tokyoïte, des bars, des clubs, des cultures underground. 

                                                                                          Tokyo

Sur la culture japonaise, Marin a aussi appris que « beaucoup de personnes japonaises entretiennent un écart entre leur vie professionnelle ou étudiante, leur vie familiale et leur vie privée ». Les jeunes Japonais de sa génération semblent socialiser d’une manière différente : par exemple en organisant d’abord des rencontres en ligne, puis ensuite en se voyant dans des lieux privés ou clos comme des cafés ou des karaokés. 
Il note aussi la facilité d’utiliser les transports en commun pour voyager : « on peut très facilement atteindre des endroits sublimes, le temps d’un ou deux jours, en faisant une ou deux heures de train ».

                                                          Les cerisiers en fleurs à Miura (mars 2025)

Et ensuite ?

Marin voit en cet échange une expérience qui l’a fait « grandir, en [l]e forçant à être davantage autonome, sociable, confiant, pertinent, créatif ; en [lui] permettant d’être plus sensible aussi au contact des paysages, de l’art et de l’artisanat japonais ». Il a pris conscience de ce qui l’appelait dans la culture japonaise mais aussi de ce qui, en lui, « résistait ou contrastait avec elle », ce qu’il suppose être sa culture française ou européenne. 
Loin de la France, il s’est décidé à « cultiver vraiment les philosophes et artistes françaises et français qui [lui] apportent tant, en [s]e résolvant pour cela à sortir des sentiers battus ». C’est aussi avec l’esprit d’aventure qui le caractérisait qu’il a pu renouer : il se sent prêt, à son retour, à explorer la France et l’Europe comme il le fait déjà au Japon, à rencontrer plus de monde, à sortir de son milieu pour élaborer de nouvelles perspectives philosophiques et politiques. « C’est la liberté, la joie, la puissance, l’émerveillement qu’il y a à réexaminer ce qu’on vit et ce qu’on croit savoir, pour créer de nouvelles habitudes, pratiques, de nouveaux mots, de nous ouvrir aux autres pour inventer peu à peu un nouveau monde », explique-t-il.
En rentrant, Marin ne passera pas l’agrégation de philosophie. Il va continuer la philosophie d’une autre manière en candidatant à des contrats doctoraux qui lui permettront de travailler auprès d’ingénieurs, tout en découvrant à côté le monde de l’éthologie et en côtoyant les milieux artistiques et militants. Conquis par le Japon, il sait qu’il y retournera au moins un an dans ce cadre.