« La philosophie fait de chacun de nous un sujet plus cohérent, un ami plus exigeant et un citoyen plus conscient »
Entretien croisé avec Dimitri El Murr (ENS-PSL) et Nassim El Kabli (Université de Lille / France Culture)
Se construit-on grâce aux autres ? Les réseaux sociaux nous empêchent-ils de créer du lien ? La philosophie peut-elle justement nous aider à en recréer ? À l'occasion du colloque « Ce qui nous lie : pour une approche 'desmologique' en philosophie » (11-13 juin 2025), nous avons interrogé les deux organisateurs Dimitri El Murr, philosophe et professeur en histoire de la philosophie ancienne au Département de philosophie de l'ENS-PSL, et Nassim El Kabli, philosophe et producteur délégué de l’émission Avec Philosophie sur France Culture.

Pouvez-vous vous présenter ?
Dimitri El Murr : Après une classe préparatoire littéraire au Lycée Louis-le-Grand et mon entrée à l’ENS en 1997, j’ai obtenu l’agrégation de philosophie en 1999, puis soutenu une thèse sur Platon (sous la direction de Monique Dixsaut) en 2005 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où j’ai été élu Maître de conférences en 2007. En 2017, j’ai rejoint le département de philosophie de l’ENS en tant que professeur, département que je dirige depuis 2019. J’ai été passionné très tôt par la philosophie antique (le fait d’avoir commencé l’étude du grec ancien au collège n’y est pas pour rien) et particulièrement par Platon qui n’est pas seulement l’inventeur de la philosophie et celui qui a soulevé les principales questions qu’elle se pose encore aujourd’hui, mais également un écrivain extraordinaire. Bien sûr, Platon est un auteur dont chaque livre est un classique, mais n’oublions pas ce qu’un autre immense écrivain, Jorge Luis Borgès, a dit des classiques : « Est classique le livre qu’une nation ou un groupe de nations ou les siècles ont décidé de lire comme si tout dans ses pages était délibéré, fatal, profond comme le cosmos et susceptible d’interprétations sans fin. » Cette phrase décrit parfaitement mon expérience avec les Dialogues de Platon depuis une trentaine d’années.
Nassim El Kabli : Se présenter revient nécessairement à s’inscrire dans la filiation des liens qui nous constituent. Ces liens sont pluriels et de nature différente ! Je m’en tiendrai donc aux liens les plus « originels ». Mes parents sont arrivés en France au début des années 80 et se sont installés à Soissons en Picardie. Mon père, ouvrier et ma mère, femme de ménage, ont largement contribué à ma formation intellectuelle et philosophique par leur curiosité, leur sens de l’autre. La philosophie a d’abord été pour moi une expérience de l’oralité. Ma mère qui ne savait ni lire ni écrire avait un goût prononcé pour le questionnement et la discussion. Bien sûr, je ne m’en suis rendu compte qu’après coup. Mon année de terminale a été décisive. Sylvain Morel, mon professeur de philosophie au Lycée Gérard de Nerval à Soissons, a joué un rôle essentiel dans mon choix de m’orienter dans des études philosophie que j’ai entreprises à l’Université de Lille, qui m’aura formé jusqu’à mon doctorat consacré à la notion de lien chez Rousseau.
Dimitri El Murr, vous avez forgé le concept de desmologie. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir cet objet d’étude ? De quoi s’agit-il ?
Dimitri El Murr : Ma thèse de doctorat s’intitulait : « Contrainte et cohésion : la notion de lien (desmos) dans les Dialogues de Platon ». J’ai toujours été fasciné par les études qui cherchaient à ressaisir l’ensemble de la pensée d’un auteur autour d’une question, d’un concept ou d’un couple de concepts. Il me semblait (et il me semble encore) qu’une telle approche, ample et synthétique à la fois, conceptuelle et problématisante, caractérise la tradition française en histoire de la philosophie. La question qui m’habitait était la suivante : Platon hérite de Parménide et d’Héraclite, tout autant que de Socrate et, à ce titre, met la question de l’un et du multiple au cœur de son enquête. Mais qu’a-t-il à nous dire, plus précisément, sur les modalités de l’unification ? Comment pense-t-il l’unification harmonieuse d’une âme traversée par des conflits entre des désirs contradictoires ? Celle d’une cité par-delà les forces qui la divisent ? L’unité de l’Univers que Platon conçoit comme un vivant doté d’une âme et d’un corps ? Dans chacun de ces cas, et dans bien d’autres, Platon réfléchit sur ce qui lie une multiplicité à elle-même et sur les conditions propres à ce lien. Ma thèse de doctorat s’est donc attachée à produire cette théorie générale du lien, cette desmologie, qui opère dans l’ensemble des Dialogues, et que Platon n’a jamais explicitée complètement.
Nassim El Kabli, vous avez publié aux éditions Mimésis le livre Soi-même par un autre. Figures d’exemplarité, figures d’exemple, dans lequel vous défendez l’idée selon laquelle nous nous construisons grâce aux autres qui nous servent de modèles. Est-ce que vous pouvez nous expliquer votre raisonnement ?
Nassim El Kabli : J’ai écrit ce livre au moment où, en parallèle, je poursuivis ma recherche doctorale sous la direction de Gabrielle Radica. Ce livre porte sur la question de l’exemple, envisagée principalement dans les champs de la philosophie morale et de la philosophie du sujet. Je distingue figure d’exemple et figure d’exemplarité. La figure d’exemplarité est un modèle objectif socialement et moralement déterminé ; ce modèle est tantôt générique (« le bon élève »), tantôt individuel (les grands hommes de Plutarque). La figure d’exemple est un modèle subjectif, le modèle qu’un sujet choisit et auquel il tend à s’identifier ; ce modèle subjectif est lui aussi parfois générique, mais plus souvent individuel (tel chanteur ou sportif pour le fan, Chateaubriand pour le jeune Victor Hugo). Cette distinction fondamentale étant posée, il apparaît que toute construction de soi nécessite le recours à une ou plusieurs figure(s) extérieure(s) que l’on fait sienne(s). J’appelle « moi par l’exemple » le sujet en construction en tant qu’il se réfère à sa ou ses figure(s) d’exemple (que ces figures subjectivement choisies coïncident ou non avec des figures exemplaires socialement reçues).
Quel est l’objectif de ce colloque ?
Nassim El Kabli : Ce colloque a pour ambition de mettre en lumière un concept inédit, la desmologie, forgé par Dimitri El Murr dans ses travaux sur Platon et que je reprends à mon compte dans mon travail, aussi bien sur Rousseau que dans mes différents travaux en philosophie. S’il s’agit d’un colloque universitaire, notre objectif vise plus largement à populariser ce concept qui ouvre aussi un champ nouveau. La desmologie permet de penser philosophiquement, à nouveau frais, la façon de concevoir la subjectivité. Aux ontologies traditionnelles qui inscrivent le « moi » au fondement de l’existence, nous opposons l’hypothèse que la subjectivité doit prioritairement être pensée à l’aune des liens que nous tissons.
Dimitri El Murr : Il ne s’agit pas d’un colloque d’histoire de la philosophie, ou de philosophie politique, ou de philosophie de l’art… Il s’agit d’un colloque de philosophie, point. C’est un élément très important, car nous avons tenu à ce que les différentes interventions interrogent le concept de lien à partir de leur champ propre, en se demandant en quel sens ce concept était pertinent pour un champ donné. L’objectif est donc de réfléchir ensemble au concept de lien, voire de le construire ensemble, à partir de champs philosophiques différents, de contextes et de corpus particuliers. Nous espérons aussi attirer l’attention sur un certain nombre de questions philosophiques importantes. Nassim en a cité une tout à fait massive, concernant la théorie du sujet. On pourrait en ajouter d’autres : par exemple, sommes-nous liés à la nature, et si oui, en en quoi ces liens diffèrent-ils de nos liens aux autres individus, ou aux vivants en général ? Ou encore : le lien politique, qui fait de nous des concitoyens, peut-il s’articuler aux autres liens que nous entretenons avec autrui en tant que parents, frères, amis, ou doit-il au contraire les dissoudre ? Ce qui est passionnant dans cette approche desmologique, c’est qu’elle invite à la fois à interroger les concepts de façon analytique, dans et par les textes, et à soulever des questions philosophiques essentielles, presque existentielles.
Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux nous empêchent-ils de créer du lien ?
Dimitri El Murr : Je dois avouer ma totale ignorance et inexpérience des réseaux sociaux. Mais cette ignorance ne doit rien au hasard, car elle se fonde sur une méfiance presque pathologique envers ces formes de communication. Si je m’en méfie, c’est que, justement, je crains que les réseaux ne mettent en lumière que la face sombre du lien, la contrainte et l’enfermement, sans incorporer les aspects positifs du concept (l’affectivité, la responsabilité, l’interdépendance, la coopération). Donc, oui, à mon sens, les réseaux sociaux ne produisent pas du lien, pas plus qu’ils ne produisent de véritable dialogue ou de véritable discussion. Ils produisent des contacts (virtuels), au mieux des relations, mais je crois fermement que plus on entretient de relations de ce type, moins on est susceptible de développer des liens à autrui.
Nassim El Kabli : C’est une question à la fois essentielle et difficile à laquelle, espérons-le, le colloque permettra d’apporter des réponses précises et circonstanciées. Ce qui est certain en tous cas, c’est que l’essor vertigineux des nouvelles technologies a profondément affecté nos modalités d’être avec les autres. S’il est vrai que certaines relations numériques peuvent nuire au lien (les haters sur Internet sont, sont doute, l’exemple le plus paradigmatique), il est tout aussi vrai qu’internet est un moyen efficace de faire de nouvelles rencontres ou de maintenir le lien avec celles et ceux que nous fréquentons. Si la relation n’est que de nature numérique, alors il est clair que nous n’avons pas affaire à un lien au sens fort du terme. En revanche, comme moyen, internet est un outil qui permet de prolonger les échanges par-delà la distance qui sépare les sujets.
En quoi la philosophie peut-elle nous éclairer pour recréer du lien ?
Dimitri El Murr : La philosophie a ceci de particulier qu’à mon sens, elle vient toujours après. Elle est toujours inactuelle, d’où la difficulté qu’il y a à interroger des philosophes sur l’actualité. Mais quand son temps est venu, la philosophie est indispensable pour inventer des concepts, déplacer des polarités, questionner des évidences, ou renverser des certitudes. En ce sens, elle rend plus intelligent, plus inventif, plus rigoureux, et ainsi, oui, elle permet de recréer du lien car elle fait de chacun de nous un sujet plus cohérent, un ami plus exigeant, et un citoyen plus conscient.
Nassim El Kabli : C’est l'une de ses vocations. La philosophie est née en Occident d’une aventure collective. Socrate, père de la philosophie, n’a rien écrit et pratiquait la philosophie par le dialogue. Ces dialogues, qui nous sont surtout connus par Platon, visent certes à atteindre la vérité. Or, cette vérité que le philosophe recherche se découvre sur fond d’une expérience desmologique par laquelle le sujet connaissant se trouve être transformé par la vérité acquise grâce au dialogue. Toute l’histoire de la philosophie peut être lue comme une aventure desmologique qui exclut l’idée selon laquelle le désir de sagesse serait l’expression d’un désir individuel. Lire de la philosophie, c’est aussi entrer en dialogue avec celles et ceux qui, à travers leurs œuvres, nous ont laissé un héritage qu’il nous appartient de perpétuer.