« La science doit guider la transformation de la société. Nous n'avons plus le choix ni le temps de tergiverser »

Rencontre avec Sabrina Speich, océanographe et enseignante-chercheuse à l’ENS-PSL

Créé le
18 avril 2023
Le 4 mars dernier, les Nations Unies adoptaient le traité sur la haute mer, donnant pour la toute première fois un cadre légal à la conservation et à l’usage durable de la biodiversité dans les eaux internationales.
 
Sabrina Speich, océanographe au Laboratoire de Météorologie Dynamique et professeure au département de géosciences de l’ENS-PSL, étudie depuis trente ans la dynamique des océans et leur rôle sur le réchauffement climatique. Très impliquée dans plusieurs programmes des Nations Unies, elle défend la mise en place d'un système d'observation mondial de l'océan, collaboratif et adapté aux enjeux contemporains.
 
À l’heure d’une étape historique pour la protection des océans, la scientifique fait le bilan de plusieurs décennies de recherches sur le climat et dresse un état des lieux de leur impact sur les décideurs et les grands acteurs de la scène politique mondiale. 
Sabrina Speich © Ifremer
Sabrina Speich © Ifremer

En janvier 2023, vous publiez un article qui couvre quinze ans de recherches dans la compréhension de la dynamique océanique dans le sud de l'océan Atlantique et son rôle dans le climat (1). Que sait-on de plus aujourd’hui ?

Sabrina : L'océan Atlantique Sud est un maillon essentiel de cette circulation climatique mondiale, car il régule les échanges d'eau qui régulent les échanges de chaleur, carbone et d’autres propriétés entre l'Atlantique et le reste du globe. Ces flux de chaleur et de carbone sont ensuite distribués dans l'ensemble de l'océan mondial impactant les régimes météorologiques et le système climatique global, ainsi que la vie marine.

L'étude fournit de nouvelles informations sur la dynamique océanique de ce bassin, en apportant la preuve d'une circulation beaucoup plus énergique et complexe que ce que nous avions anticipé.

Ces résultats soulèvent cependant plus de questions qu'ils n'apportent de réponses, notamment en ce qui concerne la nature de la dynamique océanique et sa grande variabilité interne. Contrairement à ce qui avait été anticipé dans des études non observationnelles, c’est-à-dire modélisées, nous ne pouvons pas encore détecter de variation du système actuel qui serait liée au changement climatique. Nous devons donc continuer de l’observer pour comprendre tout changement futur.

Quelles sont les principales conclusions de votre publication ?

Sabrina : Ces observations témoignent d'un réchauffement continu des eaux de la surface au fond de l'océan, ce qui est très alarmant : l'océan est le sous-système climatique qui absorbe 90 % de l'énergie excédentaire liée à l'augmentation de la concentration des gaz à effet de serre due aux activités humaines, tandis que seulement 1% de ce surplus se retrouve dans l’atmosphère.

« Le réchauffement des océans est l'indicateur le plus significatif du réchauffement climatique. Un océan de plus en plus chaud n'est donc certainement pas un signal positif pour la trajectoire climatique de notre planète. »

 

Pour aller plus loin
Appréhender le réchauffement climatique à partir de la dynamique océanique à petite échelle, interview de Sabrina Speich (2021)

 

Contrairement à un certain nombre d’études sur les systèmes terrestres qui utilisent la modélisation, ces conclusions sont issues d’observations. Pourquoi avoir utilisé cette méthodologie ?

Sabrina : La variabilité et le réchauffement actuels observés des océans ne peuvent pas être simulés de manière adéquate par les modèles du système terrestre, car les processus physiques qui sont en jeu ne sont pas encore totalement connus. Les progrès de la connaissance par l'observation sont donc essentiels pour le suivi du changement climatique, mais aussi pour la compréhension des phénomènes physiques qui ne sont pas encore élucidés. Cela nous permet aussi d'améliorer les modèles numériques de l'océan, du système terrestre et les modèles opérationnels, tels que ceux utilisés pour les prévisions météorologiques.

Quels sont les principaux obstacles à l’utilisation de cette méthode d’observation ?

Sabrina : L'observation des océans n'est basée que sur des projets ou des programmes de recherche. Pratiquement aucune observation dédiée à la surveillance de l'océan ou à l'initialisation des prévisions météorologiques et saisonnières ne bénéficie d’un financement permanent et pérenne, contrairement aux stations et autres observations météorologiques.
Malgré son importance, le système d'observation des océans est donc très fragile. Cela a été clairement mis en évidence lors de la pandémie de Covid-19, durant laquelle beaucoup de plateformes d'observation n'ont pu être déployées ou rénovées. Les conséquences ont été désastreuses : la capacité de prévision des modèles opérationnels - météorologiques entre autres - a diminué dans de nombreuses régions du monde.

 

L’automne dernier, vous avez publié le plan d’implémentation du Système Mondial d'Observation du Climat, commandité par la Convention-cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique. En quoi consiste-t-il ?

Sabrina : Le plan d’implémentation du système mondial d'observation du climat - GCOS pour Global Climate Observing System - est une stratégie globale pour améliorer notre compréhension du changement climatique, grâce à la collecte systématique de données environnementales. Construit sous l’égide de l'Organisation Météorologique Mondiale, le Programme des Nations Unies pour l'Environnement et la Commission Océanographique Intergouvernementale, ce plan décrit les mesures à prendre pour mettre en place un système solide, coordonné et durable d'observation du climat mondial.


« Il est indispensable de partager les données et de garantir un accès libre pour permettre l'utilisation la plus large possible des informations climatiques. »

Ce plan identifie les variables climatiques essentielles qui doivent être mesurées, surveillées et communiquées pour suivre l'évolution du climat. Ces variables comprennent la température, les précipitations, les gaz à effet de serre atmosphériques, le contenu thermique des océans, l'élévation du niveau de la mer et bien d'autres données encore. Le plan d’implémentation fournit également un cadre pour l'intégration des observations provenant de différentes plateformes, telles que les satellites, les capteurs in situ et les systèmes de modélisation. Il met l'accent sur la nécessité de partager les données et de garantir un accès libre pour permettre l'utilisation la plus large possible des informations climatiques. Le plan d’implémentation du GCOS est régulièrement mis à jour depuis sa première publication en 2004, afin de s'assurer qu'il reste pertinent et réponde aux nouveaux besoins de la recherche sur le climat.


Quelles sont les dernières mises à jour de ce plan d’implémentation ?

Sabrina : La dernière version, publiée en 2022, précise les observations climatiques nécessaires pour informer la science, les services et la société. Elle comprend un ensemble d'objectifs et de cibles pour la décennie à venir qui se concentrent sur l'amélioration de la qualité, de la quantité et de l'actualité des observations climatiques, le renforcement des capacités de gestion et d'archivage des données, et l'élargissement de l'utilisation des observations pour la modélisation du climat, la prévision et la planification de l'adaptation. Ce dernier aspect, la planification de l’adaptation, est très important, car les changements et les impacts sur le vivant et sur les infrastructures humaines s’accélèrent. Chaque pays doit y répondre, ce qui veut dire s’adapter, de manière cohérente et solide.
Cette mise à jour du plan d’implémentation a été demandée par la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, en préparation de la COP 27. Car il est urgent de progresser vers un système mondial d'observation du climat exhaustif et pérenne. C’est indispensable pour toutes les actions envisagées dans le cadre de l’Accord de Paris et pour répondre aux besoins des nations en termes d’adaptation.

« Les changements et les impacts sur les infrastructures humaines et sur le vivant s’accélèrent et les pays doivent maintenant y répondre de manière consistante et solide. »

 

Suite à cette mise à jour du plan d’implémentation, vous avez organisé en Allemagne la deuxième conférence mondiale des Observations du Climat. Quelles ont été les contributions majeures de ce plan à cet événement ?

Sabrina : En s'appuyant sur ce plan d’implémentation, la Conférence sur l'Observation du Climat, organisée en octobre 2022 à Darmstadt en Allemagne, a favorisé le dialogue international entre les climatologues, les experts en observation, les services opérationnels, les agences des Nations Unies, les organisations intergouvernementales et les décideurs politiques.

L’urgence climatique révélée par les observations du système Terre est telle que les participants à la conférence ont écrit une déclaration qui appelle unanimement les États membres des Nations Unies et les agences concernées, à l'établissement d'un objectif mondial en matière d'observation, et ce dans le cadre de la Convention-cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (CCNUCC). Cet objectif devrait guider le "cadre d'action pour l'observation" nécessaire pour faciliter la reconnaissance, la compréhension et la coordination des activités des parties prenantes internationales, régionales et nationales afin de fournir des données inédites sur les impacts du changement climatique, et ainsi pouvoir accompagner de manière consistante les mesures d'atténuation et d'adaptation.

Le plan d’implémentation du Système Mondial d'Observation du Climat et les conclusions de la conférence mondiale des Observations du Climat ont été présentés à la COP 27 en novembre dernier. Quelles ont été leurs répercussions ?

Sabrina : Le plan d’implémentation et les conclusions de la conférence ont eu d’importantes conséquences à la COP 27. La conférence a plus que jamais mis l'accent sur le besoin de disposer de données d'observation de la Terre pour l'action climatique.

La décision de couverture du plan de mise en œuvre de Charm el-Cheikh, approuvée par les parties le dimanche 20 novembre, souligne « la nécessité de combler les lacunes existantes du système mondial d'observation du climat » en particulier dans les pays en développement. Elle insiste également sur l’impératif de renforcer la coordination des observations et de les rendre systématiques, afin de garantir « la capacité de fournir des informations climatiques utiles et exploitables pour l'atténuation, l'adaptation et l'alerte précoce des impacts et risques liés au changement, ainsi que des informations permettant de comprendre les limites de l'adaptation et l'attribution des événements extrêmes ». Celles-ci sont encore plus d’actualité aujourd’hui avec l’accord récent des Nations Unies sur la mise en œuvre d’un traité de la haute mer.
Les parties ont également adopté une décision garantissant le déploiement du système mondial d'observation du climat (GCOS), en reconnaissant son rôle critique pour l’humanité.

Dans un article récent (2), vous présentez la nécessité d'un nouveau panel international pour la durabilité des océans. À quels défis répond la création de ce panel ?

Sabrina : L'océan a finalement pris une place centrale dans le paysage géopolitique mondial. Bien que l'efficacité du multilatéralisme soit de plus en plus remise en question, l'attention portée aux questions océaniques semble être une opportunité pour co-créer des voies vers la durabilité des océans. Toutefois, la communauté scientifique travaillant sur l'océan n'est pas encore suffisamment bien organisée pour les faire progresser rapidement et éclairer la décision publique.

Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) montrent comment le consensus et l'intégration des connaissances ont contribué à tracer des voies internationales et à susciter des engagements pour lutter contre le changement climatique et la perte de biodiversité.

Il est indispensable de mettre en place une plateforme mondiale tout aussi efficace, axée sur la durabilité des océans. Dans cet article, nous présentons le Groupe international pour la viabilité des océans (IPOS) comme un mécanisme de coordination permettant d'intégrer les connaissances scientifiques à la géopolitique. L'IPOS enrichira le débat politique mondial dans le contexte de la Décennie des sciences océaniques des Nations unies et aidera les pays à mettre en œuvre une réglementation de toutes les activités en mer et à protéger un bien commun.

Voyez-vous un changement dans l’accueil de vos recherches sur le réchauffement climatique par les politiques depuis le début de votre carrière d’océanographe ?

Sabrina : Si les jeunes que nous rencontrons dans l'enseignement supérieur se sentent très concernés, en France, par la question du changement climatique, le gouvernement et une grande partie du secteur privé ne le sont pas autant. Je comprends pourquoi. Un changement comme celui que nous vivons n'a jamais été vécu par l'humanité. La Terre et notre système climatique sont perçus comme incontrôlables par les humains et infinis dans leurs dimensions par rapport à tout impact de nos activités. Que des gaz dont la concentration atmosphérique est si infime par rapport à l'azote et à l'oxygène puissent perturber radicalement les régimes météorologiques, la couverture de glace et de neige, le niveau de la mer et la vie sur terre et en mer dépasse l'entendement rationnel.

Le Haut Conseil pour le Climat a été créé en 2018 par le gouvernement français. Quels sont vos premiers retours ?

Sabrina : Le Premier ministre a demandé la création du Haut Conseil pour le Climat (HCC) en tant qu’instance scientifique consultative indépendante. Celle-ci a pour mission d'établir des rapports afin d’éclairer le gouvernement français sur les politiques et mesures à mettre en place pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, lutter contre le changement climatique et ses impacts.

On peut déplorer que malgré le travail du Conseil, l’action gouvernementale sur la question du changement climatique reste très limitée et trop souvent influencée par les tenants de l'inaction climatique, qu’ils y aient un intérêt ou que ce soit par ignorance. Par exemple, les travaux demeurés confidentiels des scientifiques d'EXXON ont démontré que les acteurs privés des énergies fossiles ont menti pendant des décennies. Ces entreprises ne changent pas de cap et réduisent trop souvent leur action contre le changement climatique à du greenwashing. (3)

En février 2023, le gouvernement a mis en place un comité chargé de travailler sur les conséquences de deux scénarios de réchauffement climatique, dont l'un à +4°C à l'horizon 2100. Demeurera-t-on au niveau d’un effet d’annonce ou aurons-nous le courage politique de grandes actions, en phase avec ce que les connaissances scientifiques imposent ? Cela reste à vérifier, car la mise en œuvre de ces mesures nécessitera des financements substantiels et des changements très importants pour toutes les parties prenantes, publiques ou privées, et pour les citoyennes et les citoyens.

Comment en tant que scientifique, œuvrez-vous à convaincre les gouvernements et le secteur privé d'agir ?

Sabrina : Mes recherches s'appuient sur celles de l'ensemble de la communauté scientifique du climat. Ensemble, nous avançons, communiquons et luttons civilement pour que les résultats scientifiques soient assimilés dans les politiques et par les acteurs publics. Au-delà du travail scientifique stricto-sensu et de l'enseignement universitaire, je suis impliquée dans l'action de programmes internationaux sous l'égide des Nations Unies. Après avoir travaillé bénévolement pour le Programme mondial de recherche sur le climat en tant que co-présidente d'un des comités scientifiques, je suis aujourd’hui co-présidente, également bénévole, du GCOS et de l'un des programmes internationaux de la Décennie des sciences océaniques de l'ONU. C'est par ce biais que j'espère convaincre les gouvernements et le secteur privé d'agir.

Quels sont vos souhaits quant aux orientations futures de la recherche dans votre domaine ?

Sabrina : J’aimerais que les investissements publics dans la recherche sur le climat augmentent pour rendre notre science plus efficace et démultiplier son impact. Tout l’enjeu est de construire rapidement des services climatiques qui aident à la transition écologique, énergétique, sociétale, à l'adaptation des territoires au changement climatique et à la mise en œuvre, accompagnée par la science, de solutions pour atténuer le changement climatique. La science telle que je la définis ici inclut bien sûr les sciences humaines et sociales, doit guider la transformation de la société. Nous n'avons plus le choix ni le temps de tergiverser.


(1) Energetic overturning flows, dynamic interocean exchanges, and ocean warming observed in the South Atlantic.
María Paz Chidichimo, Renellys C. Perez, Sabrina Speich, Marion Kersalé, Janet Sprintall, Shenfu Dong, Tarron Lamont, Olga T. Sato, Teresa K. Chereskin, Rebecca Hummels & Claudia Schmid. Communications Earth & Environment, 19 janvier 2023.
DOI :10.1038/s43247-022-00644-x

(2) An evolution towards scientific consensus for a sustainable ocean future.
Gaill, F., Brodie Rudolph, T., Lebleu, L. et al. npj Ocean Sustain 1, 7 (2022).
DOI : 10.1038/s44183-022-00007-1

(3) Assessing ExxonMobil’s global warming projections.
Supran G. , Oreskes N.  et Rahmstorf S. Sciences Vol. 379, Issue 6628, 2023.
DOI : 10.1126/science.abk0063

 

Bio express de Sabrina Speich

Sabrina Speich est professeure des sciences de l'océan, de l'atmosphère et du climat à l'École normale supérieure - PSL et chercheuse au Laboratoire de Météorologie Dynamique. Elle est également doyenne des études du département de Géosciences et membre du Laboratoire de Météorologie Dynamique de l'Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL).

 

Après avoir obtenu un master de physique à l'Université de Trieste en Italie, Sabrina effectue son doctorat à l'Université Paris VI – Pierre et Marie Curie, aujourd'hui Sorbonne Université. Sa thèse, qu’elle achève en 1992 sous la direction du docteur Michel Crépon, se concentre sur l'utilisation des simulations numériques océaniques pour comprendre les principales caractéristiques de la circulation de la mer Méditerranée. De 1992 à 1994, elle part en Californie pour un stage postdoctoral à l'Université de Californie à Los Angeles avec le professeur Michael Ghil, avant de revenir en France, cette fois pour y rester.

 

Les recherches de Sabrina Speich concernent la découverte et la compréhension de la dynamique des océans et des interactions air-mer et leur rôle sur la variabilité climatique, sur le changement climatique et les impacts connexes. La scientifique est profondément impliquée dans l'augmentation et l'amélioration de l'efficacité d'un système intégré d'observation de l'océan adapté à ses besoins. Experte internationalement reconnue dans la modélisation des océans ainsi que dans l'organisation de vastes programmes d'observations in situ, elle était également co-présidente du panel régional Clivar Atlantique jusqu’à 2021. Aujourd'hui elle est co-présidente du Ocean Observations Physics and Climate panel (OOPC) sous l’égide des Nations Unies et de l’Organisation Météorologique Mondiale.