La Voix d’un texte, une aventure littéraire imaginée avec passion et liberté

Ce séminaire d’élèves emblématique fête ses 10 ans

Créé le
7 novembre 2022
En 2011, Delphine Meunier, alors en 3e année à l’ENS-PSL, crée avec Anne Duguet un cycle de lectures commentées, La Voix d'un Texte. Le concept ? La rencontre mensuelle autour d’un texte d’un grand auteur de la littérature française, portée par un comédien et un professeur. Ce sera un succès immédiat, récompensé par le Prix Romieu en 2012.
Après les aléas liés à la pandémie de Covid-19, La Voix d'un Texte, célèbre aujourd’hui ses 10 ans avec une séance anniversaire inédite. À cette occasion, Delphine Meunier revient sur cette singulière aventure littéraire, née d’une belle amitié.
Lectures de Chateaubriand par Denis Podalydès et commenté par le professeur Bernard Combeaud-2 mars 2015
Dans la salle Jaurès de l'ENS, le 2 mars 2015 : Lectures de Chateaubriand par Denis Podalydès et commenté par Bernard Combeaud

Vous avez créé La Voix d’un Texte avec Anne Duguet, comment est né ce projet ?

Avec Anne Duguet, alors normalienne au département de philosophie, nous avons eu l’idée de ce séminaire en janvier 2011. Au début de cette année marquée par le cinquantième anniversaire de la mort de Louis-Ferdinand Céline, le ministre de la Culture de l’époque, Frédéric Mitterrand, revient sur sa décision de commémorer un des plus grands artisans de la langue française. On connaît la polémique qui naîtra de ce brutal revers. C’est de cet événement qu’est née La Voix d’un Texte.

De nos discussions sur ce qui définit l’importance d’un auteur – ses engagements ? son style ? sa part d’innovation ? –, il nous est apparu que l’ENS était le lieu de réflexion et de liberté intellectuelle où discuter de semblables questions, où rendre hommage à un auteur dont on s’accorde à reconnaître le génie, en dépit des parts d’obscurité du personnage. Sur un coup de tête nous décidons d’écrire au professeur Henri Godard, éminent spécialiste et rédacteur de la page consacrée à Céline dans la brochure du ministère, et, ne reculant devant rien, à Fabrice Luchini, dont les lectures au théâtre de l’Atelier nous avaient séduites.


J’ajouterai que ce projet est né d’une grande amitié, et d’une grande amitié intellectuelle avec Anne Duguet, datant de la khâgne, et nourrie de conversations infinies dans nos thurnes – et que c’est un trait typique de la vie estudiantine à l’ENS.

 

La Voix d’un Texte, c’est la rencontre entre un texte, un comédien et un professeur. Qu’est-ce qui vous guide dans le choix d’une œuvre et des invités ?

Le choix des auteurs est régi par plusieurs critères : couvrir, sur une saison, c’est-à-dire une année scolaire, tous les siècles, du Moyen-Âge au 20e siècle, sans céder à la facilité des textes les plus récents. Nous fier également au jugement de la postérité : nous n’avons jamais souhaité lire d’auteurs encore vivants, et l’idée est de choisir des auteurs majeurs, et non d’aller chercher les oubliés des manuels et des anthologies, pour justement renouveler le rapport que nous pouvons avoir à ces « monstres sacrés ». Et nous cantonner à la littérature francophone – pour éviter les questions de traduction, qui faussent le rapport au texte. Ces trois critères - chronologie, postérité, francophonie - permettent de donner un caractère net et défini au projet.
Le choix du professeur est assez naturel : nous contactons un spécialiste, qui sera à même de nous introduire avec finesse et enthousiasme à l’œuvre d’un auteur. Mais celui du comédien est beaucoup plus aléatoire ! Et les acteurs ont rarement eu le choix des textes qu’ils ont lus… peut-être parce qu’ils sont plus habitués à ce rapport à l’œuvre. Citons toutefois Denis Podalydès qui est venu plusieurs fois et nous a parfois « passé commande », se régalant de Bossuet et de Ponge.

Le 2 mars 2015 à l'ENS, Bernard Combeaud, professeur de littérature française, commentait des extraits de l'œuvre de Chateaubriand, lus par le comédien Denis Podalydès.

 

Vous célébrez aujourd’hui les 10 ans de La Voix d’un Texte. Comment ce séminaire d’élèves a-t-il évolué ?

Ce séminaire a une existence qu’il était impossible de prévoir il y a 11 ans, lorsqu’avec Anne Duguet, nous avons démarré sur deux post-it dans ma thurne ! Nous l’avons délocalisé un an à l’Institut français de Florence, avons noué un partenariat avec le musée de Cluny mais aussi avec le Panthéon grâce à Gaëtan Bruel, un normalien de la promotion 2009, administrateur du Panthéon en 2016 et 2017, et que j’avais rencontré lorsque que j’étais élève au lycée Louis-le-Grand.
Les équipes de La Voix d’un Texte se sont succédé, ce qui est une bonne chose. J’avoue ne pas connaître celles et ceux qui s’en occupent désormais, même si nous avons des contacts ponctuels.

« L’École normale est un lieu de recherche, mais aussi d’enseignement : La Voix d’un Texte est peut-être une forme d’enseignement originale. »

C’est un séminaire qui est profondément enraciné à l’ENS. Le fait que la plupart des rencontres aient lieu à l'École et soient organisées par ses étudiants a beaucoup de sens pour moi : l’ENS est un lieu de la vie intellectuelle française, c’est ce qui fait qu’on s’y rencontre, qu’on peut y réfléchir, débattre et discuter. En revanche, j’ai toujours souhaité, profondément, que ces soirées ne soient pas adressées aux seuls normaliens, mais soient aussi ouvertes à un public extérieur : celui-ci a découvert de grands professeurs, des universitaires et des chercheurs, s’est rendu compte de la portée de leur travail. Je pense que les enjeux de diffusion et vulgarisation, au sens le plus noble que peuvent avoir ces termes, sont au cœur de La Voix d’un Texte. L’École normale est un lieu de recherche, mais aussi d’enseignement : La Voix d’un Texte est peut-être une forme d’enseignement originale.
Et honnêtement, à 24 ans, je n’aurais jamais réussi à faire venir d’aussi grands noms de l’université et du théâtre dans un lieu qui n’aurait pas eu le prestige de l'École !

Que vous a appris votre expérience au sein de ce projet ?

Beaucoup, et tout ce qu’une formation académique ne m’a pas appris ! Gérer des contraintes logistiques et matérielles multiples, des aléas et imprévus, des désistements et annulations de dernière minute ; être la cheville ouvrière au croisement de plusieurs services ou interlocuteurs. Plus profondément, j’ai appris la simplicité et la générosité enthousiaste avec lesquelles la plupart de nos invités ont toujours répondu.

« Lire, c’est créer peut-être à deux », cette citation de Balzac est un peu la devise de La Voix d’un Texte. Ce séminaire a-t-il changé votre perception de la lecture ?

Nous redécouvrons la lecture à voix haute depuis quelques années, comme en témoigne l’émission que Guillaume Gallienne a animée pendant dix ans sur France Inter, Ça peut pas faire de mal, ou les nombreux livres audio. La Voix d’un Texte s’inscrit sans doute dans ce courant.
À titre personnel, écouter me demande toujours autant de concentration ! Mais ce séminaire permet d’articuler en direct le propos théorique d’un professeur et son illustration concrète par un comédien.

Vous n’êtes plus à l’ENS mais continuez aujourd’hui à vous impliquer dans La Voix d’un Texte. Quel rôle y avez-vous désormais ?

Je ne reprends du service que pour cet événement exceptionnel que sont les 10 ans de La Voix d’un Texte, en équipe avec Adèle Payen de la Garanderie et Julie Lenouvel : nous ne nous sommes jamais occupées de ce séminaire ensemble, c’est une première pour la soirée du 14 novembre ! L’idée est aussi de relancer ce projet auprès des dernières promotions qui le connaissent moins, puisque confinement et couvre-feu l’ont un peu freiné. Il est normal que je ne m’en occupe plus et que d’autres prennent le relai !
Ce projet demeure sans doute l’une de mes plus grandes fiertés, quelque chose que je n’aurais jamais pensé faire un jour – j’y vois aussi une des marques de la liberté, de l’esprit dynamique d’entreprise que nourrit l'École.

Quel est votre plus beau souvenir lié à La Voix d’un Texte ?

La question est difficile ! La Mounine, de Ponge, lu par Denis Podalydès je crois ; des conversations enthousiasmantes et stimulantes avec Jean-Yves Tadié ou Michel Zink à qui je présentais le projet…

À quels textes aimeriez-vous encore donner vie ? Quels invités rêveriez-vous de solliciter ?

J’aurais adoré faire lire Kristin Scott Thomas ou John Malkovich qui sont francophones… ou Edouard Baer, Valérie Lemercier qui sont des lecteurs hors pair, ou encore Léonie Simaga et Laurent Stocker ! J'aurais aimé faire venir Michel Delon, dont le cours et la liberté intellectuelle m'ont beaucoup marquée.
Pour les auteurs, Annie Ernaux est une tentation forte ! Mais contraire à notre règlement tacite… l’écrivain et journaliste Robert Margerit est une de mes grandes découvertes littéraires de ces dernières années, mais je n’ai pas trouvé de spécialiste pour en parler.

Que souhaitez-vous pour la suite de ce projet ?

Qu’il se poursuive, avec d’autres, tout simplement ! En conservant l’esprit qui a présidé à sa naissance.

 

 

Bio express de Delphine Meunier

Après un baccalauréat littéraire au Lycée Hoche à Versailles, Delphine Meunier poursuit en classe préparatoire hypokhâgne au lycée parisien Louis-le-Grand. Elle intègre l’École normale supérieure en 2008 et obtient l’agrégation de lettres classiques en 2011, ainsi qu’un doctorat en littérature latine en 2016. Elle enseigne au collège, avant de donner cours aux classes préparatoires depuis 2017.