LiquOrg : déchiffrer la formation et l’auto-organisation de la voie de sécrétion des protéines

Un projet lauréat de la bourse ERC Synergie 2020

LiquOrg (Do liquid crystal-like phases of proteins organize membrane compartments?) est un projet de recherche fondamentale, à la croisée de la physique et de la biologie moléculaire. Son objectif ? Mieux comprendre le fonctionnement du système au cœur de la formation de protéines fonctionnelles chez les êtres vivants.
Initié par Frédéric Pincet (chercheur CNRS au laboratoire de physique de l’École normale supérieure - PSL) en collaboration avec Vivek Malhotra (Center for Genomic Regulation, Espagne), Ivan Lopez Montero (Complutense University of Madrid, Espagne), James Roithman (University College London, Royaume-Uni), il a reçu un soutien majeur en décrochant l’un des financements Synergie 2020 du Conseil européen de la recherche (CER/ERC).
Frédéric Pincet
Frédéric Pincet, chercheur CNRS au laboratoire de physique de l’École normale supérieure - PSL et lauréat de l'ERC Synergie 2020

Les dizaines de milliers de protéines qui nous font vivre sont essentielles à notre organisme et possèdent chacune une tâche bien précise : renouvellement des tissus musculaires, réponse immunitaire, ou bien encore synthèse des neurotransmetteurs pour n’en citer que quelques-unes. Très étudiées par la communauté scientifique, elles sont encore loin d’avoir livré leurs secrets. Qu’il s’agisse de leur rôle dans l’organisme ou de leur synthèse, il reste beaucoup à découvrir.

Frédéric Pincet, chercheur CNRS au laboratoire de physique de l’ENS-PSL fait partie de l’équipe de recherche « mécanismes moléculaires membranaires » qui, comme son nom l’indique, étudie les membranes, essentiellement biologiques, leur dynamique ainsi que leurs réarrangements topologiques et moléculaires. Depuis une dizaine d’années, l’équipe se concentre sur deux thématiques, la fécondation et la fusion membranaire dans le trafic intracellulaire, notamment la neurotransmission.

Il y a deux ans, les chercheurs ont commencé à s’intéresser de près au système ER (réticulum endoplasmique) / appareil de Golgi, qui intervient après la synthèse des protéines dans les ribosomes. Pas moins de 30% d’entre elles maturent au sein de ce système, avant d’être envoyées vers leur destination finale pour prendre leurs fonctions. « Ces premiers travaux sur le Golgi ont révélé des résultats inattendus. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes engagés dans le projet LiquOrg, qui constituera dorénavant le troisième pan de la recherche menée par l’équipe », explique Frédéric Pincet à propos de ce projet ambitieux, récompensé par une bourse ERC Synergie à la fin de l’année 2020.

Schéma du système endomembranaire © Wikimedia
Schéma du système endomembranaire © Wikimedia

La grande histoire d’un assemblage

« Le but de LiquOrg est de comprendre comment le système ER / Golgi s’assemble », explique Frédéric Pincet.
Avec le réticulum endoplasmique (ER), l’appareil de Golgi est un organite (1) clé dans la formation des protéines. Tous deux sont très étroitement liés et montrent à la fois similitudes et différences tant dans leur structure que dans leur fonctionnement.

L’appareil de Golgi est autant un lieu de tri qu’un réservoir pour les protéines. Il est constitué d’un empilement de compartiments aplatis et ordonnés de manière spécifique. Le premier compartiment, relié au réticulum endoplasmique, permet l’entrée des protéines, tandis que le dernier assure leur envoi vers leur destination finale.

La maturation des protéines est progressive. Ainsi, au niveau de chaque compartiment de l’appareil de Golgi, des enzymes spécifiques agissent pour modifier les protéines, soit en changeant leur conformation, soit en leur greffant des motifs moléculaires (sucres ou lipides essentiellement). Ces protéines passent ainsi d’un compartiment à l’autre en étant intégrées dans des cargos, appelés vésicules, qui vont fusionner avec le compartiment suivant.  

Pour illustrer le projet, le chercheur prend l’exemple du mécanisme de division cellulaire, la mitose. Avant cette division, la plupart des compartiments de la cellule se multiplient tout en restant intègres afin que chaque cellule-fille possède l’ensemble des machineries nécessaires à son fonctionnement.

« Le système ER / Golgi présente un comportement singulier. Il ne se multiplie pas lors de la mitose, mais donne l’impression d’être passé par un brumisateur : il se décompose en d’innombrables particules très fines » image le chercheur.

À ce stade, le système de Golgi est peu ou pas fonctionnel. Il doit donc, dans chaque cellule fille, se réassembler très vite pour que la cellule puisse fonctionner normalement. « Comment ces fines particules se retrouvent-elles ? Comment fusionnent-elles pour former chaque compartiment du Golgi ? Comment ces compartiments arrivent-il à établir l’ordre et l’empilement requis pour la maturation des protéines ? Comment cet empilement de compartiment retrouve-t-il ses points d’ancrage dans le réticulum endoplasmique ? Nul ne connait la réponse à ces questions. Le but de notre projet est de les trouver. »

Le projet LiquOrg: Auto-organisation du système ER/Golgi par des cristaux liquides © Frédéric Pincet
Le projet LiquOrg: Auto-organisation du système ER/Golgi par des cristaux liquides © Frédéric Pincet

Recherche fondamentale en pratique

Pour résoudre les mystères des interdépendances Golgi/ER, les chercheurs du projet LiquOrg vont prendre une approche triple : en tube à essai, en cellule et en modélisant le système de Golgi. Ils reproduiront les fines particules et mesureront leurs interactions dans les différents dispositifs expérimentaux dont ils disposent. Ces mesures permettront d’établir des prédictions théoriques sur le comportement dynamique des membranes ; prédictions qui seront ensuite testées en cellule.

« Le rêve ultime serait de réussir à reconstituer un appareil de Golgi in vitro, de l’injecter dans une cellule et qu’il aille spontanément s’ancrer dans le réticulum endoplasmique où il se mettra en route et fonctionnera normalement. Cela tient sans doute de la science-fiction, mais le rêve permet souvent d’avancer… » rappelle le chercheur.

L’obtention de l’ERC Synergy 2020 offre les moyens et le cadre pour s’approcher du rêve. Ce financement européen va permettre aux quatre équipes impliquées de répondre à des questions que chaque laboratoire, de manière isolée, « n’aurait pas rêvé aborder », exprime avec enthousiasme Frédéric Pincet. Grâce à cette ERC, les équipes de LiquOrg auront les moyens financiers pour effectuer des travaux de recherche de cette telle ampleur.

Réparties dans trois pays, elles vont pouvoir former une structure fluide entre des laboratoires ayant les compétences nécessaires et complémentaires pour répondre aux multiples questions soulevées. « En pratique, nous formerons une équipe unique, pluridisciplinaire et internationale, au sein de laquelle étudiants, jeunes docteurs et chercheurs expérimentés pourront librement passer d’un laboratoire à l’autre en fonction de l’avancée des travaux » résume le physicien.

 

Avancer vers l’inconnu

LiquOrg est un projet de recherche fondamentale, comme le rappelle Frédéric Pincet, « il n’est donc pas question à cet instant de prétendre guérir telle ou telle maladie ou d’apporter tel ou tel traitement. »
« Bien entendu, il est tentant d’imaginer qu’un projet comme le nôtre aura avant tout des retombées à long terme sur le plan médical puisque nombre de maladies sont liées à un mauvais fonctionnement de protéines à cause d’une maturation incomplète dans l’appareil de Golgi. »

Frédéric Pincet estime cependant possible l’impact à long terme de LiquOrg sur d’autres domaines inattendus comme par exemple l’agriculture, les nouveaux matériaux, etc. « Je suis incapable de dire à l’heure actuelle si nos résultats auront un impact durable. Seul l’avenir le dira. C’est la raison d’être de la recherche fondamentale : on va vers l’inconnu et on ne peut savoir à l’avance si la direction prise est la bonne », argue le chercheur avec simplicité.

« Seules l’expérience acquise, la réflexion, la déduction et l’intuition permettent d’orienter ce travail, continue-t-il. Il ne faut jamais oublier que, malgré les incertitudes qui lui sont inhérentes, la recherche fondamentale permet à l’humanité d’avancer de manière significative sur le long terme. Sans ces avancées, c’est la stagnation qui mène inéluctablement à une forme de décadence. »

 

Continuité du savoir et renouvellement des idées

Frédéric Pincet qui se définit avant tout comme physicien, souligne l’interdisciplinarité de ce projet, à la croisée de la physique et de la biologie moléculaire. « La biologie moléculaire, ce n’est pas de la biologie ; ou plutôt, ce n’est pas que de la biologie. Biologie, physique et chimie sont indissociables pour comprendre la biologie au niveau moléculaire. »

Il rappelle ainsi que tout physicien qui veut s’intéresser seul à un problème de biologie moléculaire sera très rapidement confronté à des problèmes qui lui seront difficilement surmontables sans l’appui d’un chimiste et d’un biologiste : « par exemple, notre consortium est formé de deux physiciens, d’un biochimiste et d’un biologiste. Nos compétences complémentaires sont nécessaires pour mener à bien des projets en biologie moléculaire. La difficulté qui fréquemment empêche un croisement fructueux entre disciplines est la communication et le langage. Pour ne pas y être confronté, la meilleure approche est la progressivité. »

Sortir de sa zone de confort à chaque question abordée, en « s’immergeant » un peu plus dans une autre discipline, est de fait indispensable. « Cela permet une évolution continue et efficace durant laquelle les chercheurs de disciplines variées arrivent à s’apprivoiser mutuellement. »

Et comme chaque chercheur possède son propre bagage qui tend à le classer dans une discipline plutôt que dans une autre, voire dans un sous-domaine d’une discipline, que le nombre de combinaisons interdisciplinaires est colossal, « finalement, la difficulté n’est pas tant l’interdisciplinarité dans les projets que l’aptitude du système à évaluer ces projets et les chercheurs associés, que ce soit pour les recrutements, les promotions ou les financements. Une solution simple rendant une telle évaluation efficace et objective n’a toujours pas été trouvée. Peut-être d’ailleurs que cela ferait un bon projet de recherche ! »

Cette interdisciplinarité, Frédéric Pincet se réjouit de la trouver à l’ENS-PSL et considère qu’y travailler est une chance rare. « L’ENS est un environnement unique dans lequel pratiquement tous les savoirs sont concentrés, où cohabitent les meilleurs étudiants et des chercheurs de renommée internationale. Cela permet une continuité du savoir et un renouvellement des idées avec une émulation permettant de révéler le potentiel de chacun. Pour les chercheurs, cela invite à la collaboration et à la découverte des autres. »  Il souligne aussi la qualité des infrastructures de son département « dont les ateliers, services techniques et magasins facilitent considérablement le travail de recherche. »

 

Le choix d’une vocation

Ancien élève de l’ENS, c’est aussi en partie grâce à l’un des membres de l’École que Frédéric Pincet a trouvé sa voie, alors qu’il n’était encore qu’étudiant. Il raconte volontiers : « c’est une succession d’événements qui m’a conduit vers la physique. Lors de la rentrée de première année à l’ENS, je ne savais pas quelle voie prendre. Ma formation initiale était en mathématiques. Néanmoins, j’ai craint de me lancer dans une vie d’ermite à cause de la vision un peu caricaturale qu’on se fait du chercheur dans cette discipline. La physique ne m’attirait guère et mon incompétence en chimie était notoire. J’avais donc conclu que les sciences du vivant seraient plus appropriées.
Fort de ce raisonnement limpide, je suis allé voir le directeur du département de biologie de l’époque, Philippe Ascher, qui m’a vite remis en place en m’expliquant qu’il serait très difficile, voire impossible de me lancer du jour au lendemain dans une discipline dont j’ignorais les bases. La biologie étant d’abord expérimentale, il m’a conseillé de construire mon parcours en commençant par une discipline pour laquelle j’avais quelques compétences mais permettant une formation expérimentale. Ce fut donc la physique. Mais, j’ai toujours gardé en tête cette idée de m’orienter vers les sciences du vivant. C’est ce que j’ai fait rapidement, non pas en jouant le rôle d’un biologiste, mais par l’intermédiaire de collaborations étroites avec des biologistes en France et dans le monde. Philippe Ascher ne se souvient probablement pas de ce petit conscrit qui était passé le voir, mais son conseil a déterminé ma trajectoire. Je lui en suis profondément reconnaissant. »

Interrogé à son tour sur les conseils qu’il prodiguerait aux aspirants chercheurs et chercheuses fraîchement arrivés à l’École ou dans un autre établissement, il insiste sur l’importance de la vocation. « Sans qu’il ne soit nécessaire de rêver d’être chercheur à l’école primaire, cette vocation peut se découvrir de manière tardive. Chercher nécessite une motivation constante. Le chercheur est son propre moteur et doit toujours vouloir se dépasser. Pas une fois. Pas dix fois. Tous les jours ou presque. » précise-t-il avec force.

« Si ce n’est pas une vocation, très rapidement cela risque de conduire à un échec et surtout à un chercheur malheureux. La personne souhaitant se diriger sur ce chemin doit d’abord s’interroger et vérifier que cette vocation est bien présente. Si tel est le cas, il faut se lancer sans hésiter en choisissant un domaine qui nous stimule et, compte tenu des difficultés actuelles pour la recherche fondamentale, en cherchant, dès la thèse, à s’engager dans une voie permettant une excellente visibilité et offrant des moyens suffisants sur le long terme. » conclut-il.

(1) Un organite (parfois nommés organelle par anglicisme) est un compartiment différencié contenu dans les cellules eucaryotes et aux fonctions bien précises. Les organites de la cellule baignent dans le cytoplasme et travaillent en coopération. Ils possèdent une membrane lipidique dans laquelle sont enchâssées des protéines.

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En savoir plus sur les deux autres projets lauréats 2020 de l'ENS : le projet MICRO-COPS d'Antoine Triller à l’Institut de Biologie, et le projet HiSCORE de Geoffrey Bodenhausen au département de Chimie.

Entretien avec Geoffrey Bodenhausen - HiSCORE : mettre à profit les découvertes les plus innovantes de la RMN pour trouver de nouveaux médicaments

 

À propos de Frédéric Pincet

 

Ancien étudiant à l’ENS, Frédéric Pincet a intégré l’École par le concours mathématiques avant de se tourner vers la physique. Il obtient ses diplômes de licence et master orientés vers la physique des liquides. Frédéric Pincet effectue une thèse sur les interactions de membranes biologiques modèles, commencée aux États-Unis au Rensselaer Polytechnic Institute (Troy, New York) dans le cadre de son service militaire, encore obligatoire à l’époque. De son retour en France, il obtient l’agrégation de mathématiques et achève sa thèse au laboratoire de physique statistique de l’ENS, laboratoire maintenant intégré au laboratoire de physique de l’ENS. Encore normalien durant ses années de thèse en France, il est recruté comme agrégé préparateur au département de physique de l’ENS (LPENS), tout en poursuivant recherche et enseignement aux élèves de première et deuxième années.

 

Recruté à l’issue de sa thèse au CNRS, il y poursuit une carrière classique, d’abord de chargé de recherche puis de directeur de recherche. S’il admet ne s’être jamais beaucoup éloigné du département de physique de l’ENS où il effectue la majeure partie de ses travaux, il a passé deux ans aux États-Unis pour s’immerger dans un laboratoire de biologie, laboratoire qu’il continue de fréquenter régulièrement depuis 10 ans.

 

Au sein de l’équipe de recherche « mécanismes moléculaires membranaires » du LPENS, Frédéric Pincet étudie les mécanismes physico-chimiques qui permettent aux neurotransmetteurs d’être libérés en quelques dix-millièmes de seconde pour transmettre les informations entre les neurones. Il cherche en particulier à comprendre les contraintes et actions mécaniques imposées par les différentes protéines impliquées.