Du laboratoire au monde : la physique à l’ENS-PSL face aux grands défis contemporains

Entretien avec Jean-Marc Berroir, directeur du département de physique de l’École normale supérieure – PSL

Créé le
15 décembre 2025
Recherche de pointe, formations d’excellence, ouverture interdisciplinaire et internationale : le département de physique de l’ENS-PSL conjugue tradition d’exigence et engagement dans les grandes transitions scientifiques actuelles. Alors que plusieurs chercheuses et chercheurs viennent d’être distingués par des prix prestigieux cet automne, son directeur, Jean-Marc Berroir, revient sur les singularités du département. De l’intelligence artificielle à la physique quantique, des passerelles avec le monde des start-up à la rénovation du Grand Hall, il en esquisse les enjeux et les priorités. 
 Jean-Marc Berroir
Jean-Marc Berroir, directeur du département de physique de l’École normale supérieure – PSL

Comment décririez-vous le département de physique de l’ENS-PSL aujourd’hui ? Quelles sont ses spécificités au sein du paysage académique français et international ? 
Jean-Marc Berroir : De l’infiniment petit à l’infiniment grand en passant par l’infiniment complexe, la recherche au département de physique de l’ENS-PSL, menée par environ 120 chercheuses et chercheurs, couvre presque tous les domaines de la physique fondamentale, théorique et expérimentale. Si je le compare aux autres laboratoires français ou internationaux de physique, il me semble qu’au-delà de la qualité de ses chercheuses et chercheurs, internationalement reconnue, deux très grandes forces du département résident dans son vivier d’étudiants et dans son environnement technique exceptionnels.  

Plus précisément, quels sont les points forts de l’offre de formation ?
Jean-Marc Berroir : En s'appuyant sur ses activités de recherche, le département propose une formation en physique fondamentale de très haut niveau et à la pointe de la recherche, de la licence au doctorat. Le Master ICFP que nous pilotons est probablement la meilleure formation française en physique fondamentale. Au-delà des étudiantes et étudiants de l’ENS-PSL, il en attire beaucoup provenant d’autres grandes écoles françaises, mais aussi de l’international – environ un tiers des 130 étudiants inscrits en master 2. Plus de 150 doctorants travaillent dans les laboratoires du département, principalement inscrits à l’École Doctorale Physique en Île-de-France, que nous pilotons également et qui regroupe près de 650 doctorants répartis dans une soixantaine de laboratoires.

« Il me semble particulièrement remarquable et porteur d’avenir pour le département que toutes les générations soient concernées par ces récompenses, des doctorants jusqu’aux chercheurs les plus confirmés. »

Le département s’est récemment illustré par plusieurs prix et distinctions. Comment analysez-vous cette dynamique ? Et que dit-elle, selon vous, de la vitalité scientifique actuelle du département ?
Jean-Marc Berroir : Les chercheuses et chercheurs du département ont toujours été régulièrement récompensés par des prix ou distinctions prestigieux. L’exemple le plus connu étant bien entendu les trois prix Nobel obtenus par les chercheurs du laboratoire Kastler Brossel (LKB) respectivement en 1966, 1997 et 2012, dans le domaine de la physique quantique.

L’automne particulièrement prolifique que nous avons connu s’inscrit dans cette tradition dont nous sommes fiers. Il me semble particulièrement remarquable et porteur d’avenir pour le département que toutes les générations soient concernées par ces récompenses, des doctorants jusqu’aux chercheurs les plus confirmés. 

Parmi toutes ces distinctions, deux prix internationaux méritent d’être particulièrement mis en lumière : le très prestigieux prix Balzan attribué à Christophe Salomon, directeur de recherche CNRS émérite au LKB, pour sa contribution exceptionnelle à l’utilisation d’atomes ultra-froids pour la mesure précise du temps, et le prix Buckley de l’American Physical Society, attribué à Gwendal Fève, professeur à Sorbonne Université âgé seulement de 47 ans, pour la mise en évidence expérimentale des propriétés statistiques des anyons. Il s’agit probablement de la distinction la plus prestigieuse en physique de la matière condensée hors prix Nobel.

On le sait, les déséquilibres de genre en physique prennent racine bien avant l’entrée dans l’enseignement supérieur. Cela dit, quelles marges de manœuvre identifiez-vous au sein du département pour accompagner une dynamique plus paritaire ?
Jean-Marc Berroir : Au département de physique, nous sommes malheureusement encore loin d’être paritaires - avec seulement, par exemple, 20% de femmes parmi les chercheurs permanents et parmi les doctorants et les post-doctorants du Laboratoire de physique de l’ENS-PSL, le LPENS.

Certains domaines comme la physique théorique ou l'astrophysique sont particulièrement concernés. Il me semble cependant important de signaler qu'une réelle dynamique de progression dans le domaine de l'égalité femmes-hommes a été enclenchée au département depuis quelques années. Au LPENS, nous avons mis en place depuis 2019 une cellule « parité » qui a joué un rôle important pour sensibiliser l'ensemble des personnels du laboratoire à ces questions et qui a suscité des candidatures féminines sur les concours CNRS ou sur les postes universitaires ouverts au LPENS. En grande partie grâce à l'action de cette cellule, la proportion de femmes parmi la centaine de chercheurs du laboratoire est passée de 12%  en 2019, à 16% en 2023 et à 20% en 2025.

Sur les 27 derniers chercheurs permanents arrivés au LPENS par recrutement ou par mobilité,  12 sont des femmes. Avec 20% de femmes parmi les chercheurs permanents, nous sommes maintenant revenus à la moyenne, certes toujours très insuffisante, observée dans les laboratoires de CNRS physique alors que nous étions très en-dessous en 2019.

Nous progressons aussi du côté de l'enseignement où nous avons récemment recruté une professeure attachée, une professeur junior et une maîtresse de conférences. La situation s'améliore aussi du côté des étudiants grâce en particulier à l'action du programme Femmes et Sciences de la fondation ENS, qui assure à toutes les femmes recrutées par le concours normalien étudiant (CNE) en mathématiques, informatique et physique une bourse d'environ 1000€ par mois pendant toute leur scolarité. Depuis 2 ans, nous avons atteint la parité sur les recrutements en physique par le CNE. C'est malheureusement loin d'être le cas pour le concours CPGE.
J’espère que les parcours inspirants et les prix reçus par Mélanie Ruelle et Tamana Jain contribuent à illustrer une réelle dynamique de progression dans le domaine de l’égalité femmes-hommes et qu’il y en aura d’autres. 

Les révolutions technologiques récentes, de l’IA aux dispositifs quantiques, touchent le cœur de la recherche. Comment le département de physique se positionne-t-il face à ces mutations ?
Jean-Marc Berroir : Le département de physique de l’ENS-PSL s’inscrit très activement dans les révolutions technologiques récentes. L’IA est bien sûr au cœur des activités de recherche de beaucoup de nos équipes. Il s’agit aussi bien d’appliquer des méthodes de physique statistique pour comprendre comment fonctionne l’IA générative ou l’inférence statistique que d’utiliser l’IA pour modéliser des matériaux, pour accélérer le calcul scientifique ou pour développer des méthodes spécifiques de traitement de données, dans des domaines variés allant de l’astrophysique à la biophysique. 
Une équipe d’expérimentateurs du département, co-fondatrice de la start-up LightOn, utilise même des méthodes optiques pour implémenter des algorithmes d’IA. Plusieurs chercheuses et chercheurs du département ont des collaborations avec des entreprises comme Meta ou Deepmind et sont très impliqués dans le Centre des données de l’ENS-PSL et dans le cluster PRAIRIE-PSAI.
Le département est également depuis longtemps un acteur majeur de la physique quantique. Ses nombreuses contributions récentes à l’optique quantique, à la manipulation et au traitement de l’information quantique ou dans le domaine des communications quantiques ont eu un fort impact scientifique et sociétal avec la création de plusieurs start-up par les équipes du laboratoire de physique de l’ENS (LPENS) et du LKB telles que Cailabs, Alice&Bob, C12, ou encore Welinq.

Nous avons bien entendu intégré ces évolutions technologiques récentes dans l’offre de formation du département, en introduisant par exemple des cours de Machine Learning dans le cursus du master ICFP, ou en pilotant la création du Master Quantum Engineering de l’Université PSL.

Plus précisément, l'interdisciplinarité est une caractéristique forte de l’ENS-PSL. Comment se traduit-elle concrètement au département de physique ? En quoi enrichit-elle les recherches qui y sont menées, notamment dans les secteurs en pleine expansion cités plus haut, comme l’IA et la quantique ?
Jean-Marc Berroir : De très nombreuses activités du département de physique se situent à l’interface avec d’autres disciplines scientifiques. L’environnement de l’ENS et de l’Université PSL est clairement très propice à des interactions fructueuses avec des biologistes, des mathématiciens, des informaticiens, des chimistes ou des spécialistes des sciences cognitives. 
Dans les domaines déjà mentionnés de l’IA et de la quantique, ces interactions se manifestent par exemple par notre participation active au Centre des Données de l’ENS-PSL et par la présence au département de l’équipe Quantic qui réunit des expérimentateurs du LPENS, spécialistes des Qubits supraconducteurs, et des théoriciens et informaticiens de Mines - PSL et de l’INRIA.

Et qu’en est-il des – nombreux – autres domaines de recherche du département ?
Jean-Marc Berroir : Ils ne sont pas en reste : les équipes de biophysique du département ont un rôle moteur au sein du centre de biologie quantitative Qbio, qui regroupe des chercheurs de l’ENS-PSL de quasiment toutes les disciplines scientifiques.
Le Grand Programme de recherche Physique Statistique et Mathématiques de l’Université PSL, qui vient juste d’être lancé, réunit quant à lui des théoriciens du département de physique et des mathématiciens du département de mathématiques et applications (DMA) de l’ENS et du CEREMADE à l’Université Paris Dauphine - PSL.
Notre équipe d’astrophysique tire également un grand bénéfice de l’environnement pluridisciplinaire de l’ENS et les travaux qu’elle a réalisés en collaboration avec son département d’informatique, concernant l’analyse statistique des données astrophysiques, ont eu un très fort retentissement.

Le Grand Hall du département est actuellement en travaux. Quels sont les enjeux – à la fois techniques, scientifiques et symboliques – de ce chantier ?
Jean-Marc Berroir : Les locaux du département de physique, situés rue Lhomond, datent de 1937. Grâce au soutien de deux Contrats Plan État Région (CPER) successifs, leur rénovation complète a démarré il y a une quinzaine d’années. La reconstruction du Grand Hall du département de physique en est la dernière étape. Il s’agit d’une opération extrêmement complexe aux nombreuses problématiques techniques, pour laquelle un énorme travail de préparation a été accompli par les équipes du département et de l’ENS pour définir le projet : sélectionner les architectes, relocaliser les expériences, installer un nouveau liquéfacteur d’hélium, déménager temporairement notre magasin matières à Jussieu, trouver des solutions pour la relocalisation du personnel et de nos enseignements pendant les travaux...

Le futur Grand Hall, dont la livraison est prévue au printemps 2027, hébergera une douzaine de nouveaux laboratoires, plus d’une centaine de places de bureau, une salle de conférence de 120 places, des salles pour l’enseignement expérimental, un nouveau magasin… La période actuelle est compliquée pour les personnels concernés par les travaux, mais le jeu en vaut la chandelle, car il est clair que ce projet représente une formidable opportunité pour l'avenir de notre département, nous permettant de repenser notre organisation, de décongestionner certaines de nos activités et d'en développer de nouvelles. Je tiens aussi à signaler que grâce aux efforts de tous nos personnels et cette très longue période d’importants travaux, la production scientifique du département, sa reconnaissance internationale et son attractivité pour les chercheurs et les étudiants n’ont pas du tout été affectées.

« Nous souhaitons développer de nouvelles activités de recherche fondamentale ayant un impact potentiel, même lointain, en tant que technologie de rupture pour la transition environnementale. » 


Quels sont les grands axes stratégiques que vous souhaitez porter ou renforcer dans les années à venir ?
Jean-Marc Berroir : Les locaux disponibles dans le futur Grand Hall permettront en particulier le retour à l’ENS-PSL des équipes du laboratoire Kastler Brossel actuellement hébergées au Collège de France dans le cadre des chaires de Serge Haroche et Jean Dalibard. Nous souhaitons également contribuer à lutter contre le dérèglement climatique en développant un nouvel axe de recherche autour de la physique pour la transition environnementale. Plus précisément, nous souhaitons mettre en place de nouvelles activités de recherche fondamentale ayant un impact potentiel, même lointain, en tant que technologie de rupture pour la transition. De nombreuses thématiques sont envisagées, liées à l'énergie, aux fluides ou à l’utilisation de concepts quantiques pour imaginer de nouvelles technologies. Afin d’accompagner cette stratégie scientifique, nous lancerons dès la rentrée prochaine un nouveau parcours du master ICFP consacré à la physique du climat et de l’énergie.
 

À propos de Jean-Marc Berroir

Après une classe préparatoire scientifique, Jean-Marc Berroir intègre l’ENS-PSL en 1982. « À mon entrée à l'École, j’étais plutôt attiré par les géosciences », se rappelle-t-il. « Un peu par hasard et au gré des rencontres », Jean-Marc Berroir s’oriente finalement vers la physique de la matière condensée, plus précisément vers celle des nanostructures de semiconducteurs. Après une thèse réalisée au département de physique de l’ENS, il y est recruté. D’abord comme agrégé préparateur puis rapidement comme maître de conférences. S’il a toujours enseigné à l’ENS-PSL, il effectue pendant quelques années sa recherche au sein du groupe de physique de solides de Jussieu à Sorbonne Université, où il s'intéresse à la physique des surfaces cristallines. En 2000, il obtient un poste de professeur à l’ENS pour créer l’équipe de physique mésoscopique du département de physique avec deux collègues du CEA et du CNRS. Au fil des années, Jean-Marc Berroir a exercé de nombreuses responsabilités au sein du département de physique, en enseignement – direction des études, de la préparation à l’agrégation, de l’école doctorale – comme en recherche : directeur du laboratoire Pierre Aigrain de 2008 à 2016, du département depuis 2016 et du LPENS depuis sa création en 2019.
 

Les chercheuses et les chercheurs distingués du département de physique de l’ENS depuis septembre 2025
 

-    Gérald Bastard (équipe Théorie de la Matière Condensée, LPENS) : médaille de Physique de l'Académie des Sciences (lien article site)
-    Gwendal Fève (équipe Physique Mésoscopique, LPENS) : Buckley Prize de l'American Physical Society
-    Pierre Fayet (équipe Champs, Gravitation et Cordes, LPENS), Anatoly Larkin Award en physique théorique
-    Sylvain Gigan (équipe Optique des milieux complexes, LKB) : Prix Cécile DeWitt Morette de l’Académie des Sciences - École de physique des Houches & Fondation CFM pour la recherche (lien article site)
-    Jesper Jacobsen (équipe Physique des Fluctuations, des Corrélations et de l’Information, LPENS) : Prix Ampère de l’Électricité de France - Grand prix de l'Académie des Sciences (lien article site)
-    Tamanna Jain (équipe Cosmologie et Gravitation, LPENS), prix Jeunes Talents France L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science 2025
-    Thierry Mora (équipe Physique Statistique et Inférence pour la Biologie, LPENS) : élu Fellow de l’American Physical Society
-    Mélanie Ruelle (équipe Physique Mésoscopique, LPENS) : prix de thèse Claudine Hermann de la Société Française de Physique
-    Abdou-Rachid Thiam (équipe Microfluidique, Émulsion et Biologie, LPENS): Prix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant (Fondation Bettencourt Schueller). 
-    Christophe Salomon (équipe Gaz de fermions froids, LKB) : Prix Balzan 2025
-    Aleksandra Walczak (équipe Physique Statistique et Inférence pour la Biologie, LPENS) : ERC Synergy 2025