« L’humain ne doit pas s’en remettre à l’intelligence artificielle seule, mais s’en servir comme outil »

Rencontre avec David Durrleman (S, 2008), co-fondateur de Shift Technology, nouvelle licorne française

Que sont-ils devenus ? À travers une série de portraits, partez à la rencontre d’alumni et d’alumnae de l’ENS-PSL. Après être passé par la finance, David Durrleman, normalien du département d’informatique diplômé en 2008, a rejoint le monde de l’intelligence artificielle avec Shift Technology, société co-créée en 2013 avec Jérémy Jawish et Éric Sibony. En mai dernier, cette start-up, spécialisée dans la détection de fraude aux assurances, devenait la 13e licorne française grâce une levée de 220 millions de dollars.
David Durrleman, à droite avec les deux autres cofondateurs de Shift Technology : Jérémy Jawish (au milieu) et Éric Sibony (à gauche).
David Durrleman, à droite avec les deux autres cofondateurs de Shift Technology : Jérémy Jawish (au milieu) et Éric Sibony (à gauche).

David Durrleman imaginait d’abord devenir enseignant ou chercheur, c’est au gré de ses études et de ses expériences professionnelles qu’il s’est orienté vers le monde de la tech. Aujourd’hui CTO (Chief Technology Officer) de Shift Technology, start-up spécialisée dans l’utilisation de l’intelligence artificielle pour détecter les fraudes aux assurances, il revient sur son parcours atypique et sur les enjeux de l’intelligence artificielle.

 

« Une culture informatique underground extrêmement développée »

David Durrleman est né et a grandi à Paris. Études secondaire à l'École alsacienne, classe préparatoire MPSI/MP option informatique au Lycée Charlemagne : un choix « évident », autant par goût des sciences que par attachement aux traditions familiales. Il intègre l’ENS-PSL en 2004, où il suit un cursus mixte entre mathématiques et informatique, avant de se spécialiser dans l’informatique. « L’École normale s’est présentée naturellement comme un établissement aligné avec ce que je recherchais » se rappelle David Durrleman. « Je crois fondamentalement en l’excellence par la recherche, et je voulais approfondir mes connaissances à travers la théorie et les fondamentaux. » Passionné d’informatique, l’existence d’un cursus dans cette discipline a été déterminante pour l’étudiant qui, pendant toute son adolescence, a passé beaucoup de temps à programmer les ordinateurs de ses parents. « Pour être tout à fait honnête, cette filière très spécialisée de l’École m’a aussi permis de contourner mes lacunes en physique, qui était une matière nettement plus importante dans les autres concours » admet-il. Mais c’est aussi l’ouverture apportée par « la pluridisciplinarité de l’École, de ses étudiants » qui a achevé de convaincre David Durrleman de rejoindre l’ENS. Un choix qu’il n’a jamais regretté.

Enthousiaste sur ses années à l’École normale, l’entrepreneur se rappelle volontiers « une somme de souvenirs liés aux personnalités brillantes et passionnantes » rencontrées parmi les étudiants et les professeurs, ainsi que les nombreuses opportunités d’ouverture offertes par la scolarité, « certainement l’une des grandes forces de l’ENS ». David Durrleman se souvient particulièrement d’une « culture informatique underground extrêmement développée », gravitant autour de la « salle S », véritable institution « officieuse », mais aussi les clubs d’étudiants et les tuteurs informatiques, les gourous (1) ou encore le forum, l’application de discussion interne regroupant normaliens et alumni de tous horizons.

Lors de ses années au département d’informatique de l’École normale, David Durrleman découvre un environnement « extrêmement fourmillant, stimulant et formateur ». L’entrepreneur estime avoir « énormément appris » de ces échanges avec ses camarades. « Ce n’est pas forcément ce pourquoi elle est la plus connue, mais je suis fermement convaincu, encore aujourd’hui, que l’ENS regroupe parmi les meilleurs talents de France en informatique, tout en réussissant à éviter, grâce à sa pluridisciplinarité, l’effet de “vase clos” que l’on peut trouver dans d’autres institutions plus spécialisées. » considère-t-il.

 

Apprendre à se connaitre pour trouver sa voie

En rentrant à l’ENS, David Durrleman s’imagine enseignant ou chercheur, mais il réalise progressivement que ces deux options ne lui correspondent pas : « j’avais envie de résoudre des problèmes, ce qui éliminait l’enseignement pur et mes différentes expériences en recherche m’ont appris que j’avais besoin d’un environnement de travail avec davantage de cadre pour donner le meilleur de moi-même » explique-t-il. À l’issue de sa scolarité, il considère alors plusieurs options : les grands corps d'État, la poursuite de ses études, ou enfin la finance de marché, « grand sujet d'actualité en 2008 », qu’il veut mieux comprendre. David Durrlemann rejoint finalement la banque d’investissement Goldman Sachs à Londres, en tant qu’analyste quantitatif sur le marché des produits dérivés de taux d’intérêts et d’inflation. Un poste qui lui donne le cadre et la formation qu’il recherchait alors : « la présence d’une équipe et de clients, avec lesquels interagir et pour lesquels mon travail avait un impact, s’est avérée nécessaire à mon épanouissement professionnel » explique le normalien.

Parallèlement, David Durrleman est de plus en plus attiré par le monde des start-ups, qui le fascine depuis longtemps, « surtout depuis l’excitation des années 2000 ». Deux proches l’aideront à sauter le pas. Il y a d’abord son oncle Stéphane Mallat, professeur d’informatique, qui a créé puis cédé la start-up Let It Wave et qui continue depuis à soutenir « une plus grande fluidité entre la recherche et la création d’entreprise ». David Durrleman évoque également son camarade physicien Jean-François Morizur, qui a créé l’entreprise deeptech Cailabs, en sortie de thèse. « Tous deux m’ont inspiré et ont été une source de conseils précieux lors de la phase d'amorçage de Shift Technology », précise-t-il avec reconnaissance.

 

L’IA pour lutter contre les fraudes aux assurances

C’est en juillet 2013 que le normalien cofonde Shift Technology avec Jérémy Jawish rencontré chez Goldman Sachs et Éric Sibony, tous deux anciens étudiants de l’École Polytechnique. Leur objectif ? Proposer aux assureurs, via l’intelligence artificielle, une solution SaaS (Software as a Service), de détection de fraudes. Une problématique majeure pour ce secteur, représentant plus d’un milliard et demi d’euros de perte par an rien qu’en France, « charge qui se répercute ensuite sur les primes que paient tous les assurés », explique David Durrleman.
Concrètement, les données sur les sinistres et sur les polices d’assurance, enrichies d’une large gamme de données externes (données d’entreprises, de météo, de prix de pièces détachées...), sont analysées par les algorithmes de Shift Technology sur un environnement ultra-sécurisé, opéré dans le cloud. « Notre solution attribue alors un « score de suspicion » à chaque dossier ainsi que, pour les dossiers les plus suspects, des indicateurs et des pistes d’investigation afin d’orienter les démarches ultérieures des experts de la fraude chez nos clients : demande d’information complémentaires, vérification des pièces du dossier, ou encore investigation sur site… » détaille le normalien.

Les algorithmes de Shift Technology sont ainsi capables d’identifier les cas de fraude les plus courants, par exemple de fausses déclarations concernant un dossier isolé, comme des schémas beaucoup plus complexes : un réseau de fraudeurs montant des faux accidents de voiture ou maquillant des réparations à l’aide de garagistes complices ou encore des professionnels de santé à la facturation abusive...
En sa qualité de CTO (Chief Technology Officer), David Durrleman est responsable du développement logiciel, de l’infrastructure et des systèmes d’information, ainsi que de la sécurité informatique de Shift Technology. « Lorsque la société était plus jeune, cette responsabilité était très technique et opérationnelle ; aujourd’hui elle consiste à recruter et diriger les équipes qui s’occupent de ces sujets, soit actuellement une cinquantaine de personnes, principalement en France, mais aussi aux États-Unis, à Singapour et au Japon », précise-t-il.

Depuis sa création, Shift Technology a étendu son champ de compétences. Outre l’ouverture à plusieurs secteurs de l’assurance, en 2018 la start-up s’est orientée vers la digitalisation de l'expérience client et la gestion de sinistres augmentée. En janvier 2021, elle continue sa diversification et lance Shift Insurance Suite qui applique sa technologie d’optimisation des décisions basées sur l’IA à un plus large éventail de processus critiques. Des initiatives qui paient puisqu'après une levée de fonds de 220 millions d’euros en mai dernier, Shift Technology compte désormais parmi les licornes françaises. Une reconnaissance pour David Durrleman et ses équipiers : « nous sommes fiers de contribuer à la dynamique de l'écosystème de la French Tech et de la confiance que nous manifestent nos investisseurs, nous sommes conscients de la reconnaissance que cela représente sur le marché. » La start-up rassemble aujourd’hui plus de 300 employés sur 4 continents, et sert une centaine d’assureurs dans plus de 25 pays. « Mais être licorne n’est pas une fin en soi » estime David Durrleman. Avec cette nouvelle levée de fonds, Shift Technology compte construire en France le plus grand centre mondial de data science pour le secteur de l’assurance.

 

Enjeux et questions autour de l’IA

« Ce secteur vit actuellement une transformation majeure, notamment dans sa digitalisation, que la crise liée au Covid-19 que nous venons de traverser n’a fait qu’accélérer » explique David Durrleman. « Les assurés attendent notamment des services accessibles 24h/24 et 7j/7, une réactivité accrue dans le traitement des sinistres… ». Les assureurs, quant à eux, pour que leurs employés soient plus disponibles vis-à-vis de leurs clients, cherchent à les libérer de tâches fastidieuses. C’est ici qu’intervient l’IA. « Sur l’ensemble des processus critiques liés aux différentes étapes d’une police d’assurance, l’IA permet d’identifier des anomalies, des comportements suspects, des schémas de fraude, etc… et les alertes que nous transmettons à nos clients aident à aller plus directement investiguer là où il y a suspicion » détaille David Durrleman. Car les données dont disposent les assureurs pour prendre leurs décisions sont considérables, les bases des plus gros d’entre eux peuvent parfois atteindre la dizaine de milliards de lignes. « Seule l’IA permet de leur donner du sens et de les transformer en informations actionnables » explique-t-il. « Et si le secteur de l’assurance a d’abord été frileux quant à l’adoption de l’IA, son utilisation croît de manière particulièrement rapide actuellement » ajoute David Durrleman.

Désormais, l’application de l’IA pour le secteur de l’assurance ne se limite plus à la détection de la fraude mais couvre également d’autres domaines : « l’extension de cette couverture suscite de nombreux enjeux, dont aucun n’est d’ailleurs spécifique à l’assurance » indique le normalien. Les données traitées peuvent être extrêmement sensibles, en touchant notamment à la vie privée et à la santé. Pour David Durrleman, il est bien évidemment indispensable que les droits fondamentaux des personnes soient respectés : « ceci passe par une sécurisation absolue des environnements technologiques et des outils de traitement, ainsi que par la conformité sans faille aux normes réglementaires internationales telles que le RGPD, les lois HIPAA et CCPA aux Etats-Unis, etc. » Il souligne également les nombreux enjeux liés à l’obsolescence des métiers, les questions sociales que posent l’automatisation des tâches permise par l’IA, ainsi que les questions éthiques liées à cette technologie, au premier rang desquelles les craintes liées aux potentiels biais des algorithmes et aux possibilités de recours des individus. « Pour tout cela, il est essentiel de ne jamais s’en remettre à l'intelligence artificielle seule, mais à l'inverse de s’en servir comme un outil permettant d’augmenter la prise de décision qui in-fine reste celle d’un expert », insiste-t-il avec vigilance.

 

« Osez ! »

À celles et ceux qui voudraient s’orienter dans le monde de la tech et de la création d’entreprise, David Durrleman n’a qu’un seul mot d’ordre : « osez ! » L’entrepreneur s’adresse particulièrement aux normaliens et normaliennes, qu’il juge « sous-représentés » au sein de l’écosystème des start-ups françaises et des entreprises. « Toutes celles et ceux que j’ai pu y croiser sont pourtant tout aussi à leur place que leurs nombreux homologues aux formations plus traditionnelles d'ingénieur ou d’école de commerce, par exemple » estime David Durrleman. « À l’ENS, toutes les portes sont ouvertes, mais je conçois qu’il ne soit parfois pas évident de trouver conseils pour sortir du chemin classique. » ajoute-t-il.

Si l'entrepreneur admet qu’il est « normal d’avoir des doutes, de se demander si l’on en est vraiment capable », il est aussi essentiel d’avoir confiance en soi après un cursus comme celui de l’École. Il parle d’expérience puisqu’à ses recruteurs chez Goldman Sachs, il avait proposé de suivre un master supplémentaire afin de revenir un an plus tard avec un meilleur bagage technique... « Ils m’en ont bien entendu découragé. J’ai pris le poste et ai ensuite eu une progression tout à fait rapide au sein de l’entreprise » se rappelle-t-il. « J’insiste donc : franchissez le pas ! Vous pouvez plus que ce vous ne croyez. Bien sûr, il y aura peut-être des obstacles, voire des échecs, mais ce seront aussi autant d’occasions d’apprendre. »

(1) À l’époque, les gourous étaient les groupes d'élèves et d'archicubes volontaires qui aidaient le Service de Prestations Informatiques de l’ENS (le SPI) dans sa tâche d'administration système.