« La recherche est un monde où l’on abat sans cesse les murs de l’ignorance »

Rencontre avec Sophie Marbach (Sciences, 2015)

Que sont-ils devenus ? À travers une série de portraits, partez à la rencontre d’alumni et d’alumnae. Entretien avec Sophie Marbach, qui a consacré ses années normaliennes à l’étude approfondie de la physique théorique avant de poursuivre par une thèse en physique des fluides au sein de l’École. Cette scientifique par vocation est aujourd’hui chercheuse junior co-hébergée à New York University et à Sorbonne Université, où elle travaille sur les nouveaux enjeux de la matière molle.
Sophie Marbach
Sophie Marbach

La recherche par vocation

« Quand on est petit on n’arrête pas de demander “pourquoi les choses sont comme ci ou comme ça” - moi je n’ai jamais cessé de me poser ces questions. » Cette curiosité naturelle, cette soif d’apprendre nourrie dès le plus jeune âge, ont mené Sophie Marbach, diplômée de l’ENS-PSL en 2015, au monde de la recherche académique. Un monde « stimulant et exigeant » où la chercheuse, désormais physicienne théoricienne à New York, s’épanouit pleinement. Soucieuse des problématiques environnementales actuelles, Sophie Marbach souhaite aujourd’hui orienter ses recherches sur l’étude de la matière molle pour contribuer au défi de la transition écologique.

C’est au lycée qu’une carrière de chercheuse commence à se dessiner naturellement pour Sophie Marbach. Ses parents, soucieux de l’aider à trouver sa voie, lui font rencontrer des personnes exerçant des professions qui intéressent la jeune fille : « faire des rencontres diverses, c’est enrichissant à tous les âges, mais surtout quand on est jeune et qu’on ne sait pas encore ce que l’on veut faire », explique-t-elle avec gratitude. Sophie Marbach veut s’investir dans le développement durable et comme elle le dit elle-même, elle est « passionnée par la science et la compréhension des mécanismes de fonctionnement du vivant ». Pour devenir chercheuse, elle souhaitera alors intégrer l’ENS-PSL, qu’elle considère comme la « meilleure école française pour la recherche et l’enseignement ».
Soutenue par ses parents qui l’aident à s’orienter au mieux, Sophie Marbach entre en classe préparatoire physique-chimie à Louis-le-Grand après l’obtention de son bac scientifique au Lycée Alain, dans les Yvelines. La chercheuse gardera un bon souvenir de ces deux années de classe prépa : « tout était vraiment intéressant, les profs étaient inspirants, et surtout l’ambiance générale était ancrée dans le respect des différences », se rappelle-t-elle non sans nostalgie.

 

Entre l’industrie et le monde académique

Sophie Marbach intègre l’ENS-PSL en 2011, où elle commence une double formation en maths et en physique, avant de se spécialiser en physique théorique. Durant ces quatre années, elle y effectue plusieurs stages « passionnants » : d’abord un stage en mécanique des vagues à l’Ifremer à Brest en 2012, puis un second l’année suivante à Harvard University sur le dopage de panneaux solaires, suivi d’un stage sur la motilité cellulaire à l’Institut Curie à Paris et un quatrième dans l’industrie, chez Total, sur la fabrication de panneaux solaires. « L’École a un rayonnement national et international énorme, avec des professeurs et des chercheurs très connectés qui m’ont lancée dans ces expériences à l’étranger », témoigne avec reconnaissance Sophie Marbach. « L’ENS est aussi à l’interface avec l’industrie et permet des carrières prometteuses au-delà du monde académique » ajoute-t-elle. La chercheuse cite en exemple la personne qui partage aujourd’hui sa vie et qu’elle a rencontrée à l’ENS et qui occupe un poste dans l’industrie, au cœur des problématiques des nouvelles technologies associées à la chimie.
Sophie Marbach loue aussi « la diversité de personnes, de cultures et d’univers, dépassant de loin le [sien] » de l’ENS-PSL, qui lui a permis de faire connaissance avec des femmes scientifiques « inspirantes » et plus largement de faire des rencontres qui l’ont enrichie personnellement et professionnellement. « Le succès de la recherche scientifique repose en grande partie sur la circulation de différentes idées provenant de différents horizons. L’École normale est un carrefour international qui permet ces échanges. »
Sophie Marbach souligne aussi la vie de campus foisonnante, qui fait selon elle de l’ENS un lieu « idéal » pour l’épanouissement personnel. Impliquée dans l’organisation de concerts de musique classique, elle a été aussi violoniste puis chanteuse au sein du club étudiant Trouvères. Pour la normalienne, la musique est comme la recherche : « un espace de rencontre et d’enrichissement mutuel, que l’École encourage à explorer », résume-t-elle.

Ces premières années d’apprentissage et d’expériences à l’ENS-PSL ont ainsi sonné comme une évidence pour la normalienne, plus que jamais décidée à poursuivre une carrière dans la recherche académique. Avant de choisir où effectuer son doctorat, Sophie Marbach prend le temps de de rencontrer des chercheurs et chercheuses de plusieurs universités et établissements de recherche : « je voulais voir autre chose alors j’ai cherché en dehors de l’ENS » justifie-t-elle. Mais Lydéric Bocquet, physicien spécialiste de l'hydrodynamique aux nanoéchelles, alors chercheur à l’Université Lyon 1 et à l’Institut Universitaire de France, rejoint l’École normale supérieure : « le projet que me proposait Lydéric Bocquet, son expertise, et l’ambiance dans son équipe de recherche excédaient toutes mes attentes », explique Sophie Marbach. La normalienne n’hésite pas une seule seconde et accepte l’offre du chercheur. Elle ne regrettera pas son choix : « j’ai fait des années de recherche extraordinaire. L’environnement de recherche à l’ENS est comme un nid d’abeilles ; le foisonnement d’idées et de rencontres pertinentes est vraiment l’un des meilleurs au monde. »

 

La matière molle, une science d’avenir

Après l’obtention de sa thèse en physique des nanofluides appliquée aux problématiques de filtration à toute petite échelle, Sophie Marbach obtient en 2019 la bourse Marie Curie, un prestigieux financement européen qui lui permet de devenir chercheuse junior co-hébergée à New York University et Sorbonne Université. La normalienne, qui vit désormais outre-Atlantique, s'intéresse à la matière molle, c’est-à-dire toute la matière dont la réponse à une sollicitation, qui n’est pas forcément mécanique, est importante (1) : « on a tous fait l’expérience de mettre une cuillère de sucre dans son café, puis d’utiliser la cuillère pour mélanger. Aux échelles qui m’intéressent, typiquement mille fois plus petites que le grain de sucre, il n’y a rien de tel qu’une mini cuillère pour mélanger, filtrer, séparer... et de façon générale, pour transporter » explique Sophie Marbach. « Par contre, à ces échelles microscopiques, tout gigote à cause de l’agitation thermique, ce qui rend le transport dirigé parfois encore plus difficile. Mais moi, je cherche à exploiter ces fluctuations en faveur du transport. »

Dans le domaine de la matière molle, applications et questions fondamentales sont nombreuses et variées. Par exemple, comment se replie une protéine ? Comment se décolle un adhésif ? Comment coule une pâte ? Et comment glisser le plus vite possible sur la neige ? Sophie Marbach quant à elle étudie les ”nano mille pattes” : ces particules regroupent les virus, les globules blancs, et aussi des particules plus petites qui traversent les pores ioniques, c’est-à-dire les barrières de péages entre les cellules. « Ces particules sont toutes dotées de pattes collantes qui leur permettent de marcher, sauf que ces pattes sont très différentes des nôtres : elles sont très nombreuses, elles bougent dans tous les sens de façon incontrôlée, et sont beaucoup plus petites que la particule », explique la chercheuse. « Cela rend la prédiction et le contrôle du mouvement extrêmement délicat, et c’est sur quoi je travaille en ce moment ». La normalienne a développé une méthode de calcul et de prédiction qui permet de prendre cette multitude de paramètres en compte et qui correspond à des résultats expérimentaux. « Comprendre le mouvement de ces particules est essentiel, par exemple pour contrôler l’attaque initiale d’un virus. »

La chercheuse considère l’étude de la matière molle comme « une science d’avenir, qui porte en elle les clés de solutions concrètes à plusieurs problèmes ». Pour Sophie Marbach, si la pandémie nous a appris une chose, c’est qu’on ne peut pas se passer de la recherche fondamentale : « celle qui permet d’avoir un pas d’avance sur ces catastrophes et d’aider les chercheurs à trouver des solutions concrètes, comme un vaccin par exemple » estime-t-elle. Elle est aussi indispensable face aux défis de la transition écologique auxquels l’Humanité doit faire face : « une priorité mondiale ». Sophie Marbach, très sensible à ces questionnements, est convaincue que la matière molle est dans ce domaine un terrain de recherche très prometteur. « L’étude la matière molle a déjà permis de nombreuses avancées concrètes, allant de l’amélioration de la fabrication du béton à l’utilisation de bactéries pour la capture de carbone » rapporte-t-elle. Une voie vers laquelle la chercheuse entend progressivement orienter ses recherches.

Déjà, sur le champ de la vulgarisation, elle a tout récemment créé Sciriousgecko, un blog de vulgarisation sur l’impact carbone construit sur une logique de questions-réponses. « L’approche scientifique est essentielle pour répondre véritablement à ces problématiques » et la chercheuse a commencé par étudier l’impact carbone des protéines animales. « Par exemple, remplacer l’apport en protéines du bœuf par des produits laitiers permet de réduire son impact carbone de 15% » indique-t-elle. « Un mélange “raisonné” de produits laitiers et de viande issue de petits animaux non ruminants (œufs, volailles, yaourt) permet de réduire son impact carbone de 50% par an, soit quasiment un aller-retour Paris-Barcelone en avion. Les protéines végétales ont l’impact carbone le plus faible, et peuvent être tout aussi délicieuses. » ajoute-elle.

 

Une recherche interdisciplinaire indispensable

Pour Sophie Marbach, étudier ces problématiques impose une approche interdisciplinaire. « Dans chaque problème que je résous, il faut comprendre le détail de la chimie en jeu et utiliser des outils mathématiques avancés pour élucider le mécanisme physique impliqué, sans parler des applications à la biologie », justifie-t-elle. « La recherche interdisciplinaire est parfois conçue comme une sous-science, comme si elle n’allait pas à fond dans les choses, ce qui est à mon sens complètement faux ».
Pour la chercheuse, la recherche interdisciplinaire est avant tout une science plurielle « exigeante », qui explore en profondeur plusieurs sujets en même temps, nécessitant la maîtrise du langage de disciplines scientifiques différentes. « Il m’arrive parfois de ne pas rentrer dans une case » reconnait-elle « ce n’est pas évident de trouver une place ». Mais la scientifique reste positive et salue les avancées. « Des barrières entre les disciplines sont en train de tomber, et c’est incroyable tout ce que la science peut proposer, davantage d’applications concrètes - des applications biomédicales nourries par la biophysique à la création de matériaux innovants spécialisés nourris par la physique-chimie. »

 

« Il n’y a pas de mauvaise question »

Mener une carrière académique « n’est pas un chemin facile » témoigne celle qui est parfois la seule femme dans un amphithéâtre de cinquante personnes. Interrogée sur la mixité et la place des femmes en science, la chercheuse mesure tout le chemin qui reste à faire malgré les initiatives qui ont déjà été menées. « Cela dessert la science car comme disait l’une de mes aînées, l’humanité a trop de défis à accomplir pour se priver de la moitié de ses cerveaux. (2) » Et si elle admet volontiers l’importance et l’efficacité des réseaux de soutien, elle veut surtout encourager toutes les jeunes filles qui hésitent à poursuivre dans des études ou des métiers à l’image masculine « à ne surtout pas reculer ».

« En recherche j’ai eu la chance de rencontrer de nombreux role models, notamment féminins, comme Elisabeth Charlaix, Susan Perkin, Karen Alim… j’ai la chance d’avoir le soutien d’amies toutes inspirantes dans différents milieux : des physiciennes, des gendarmes, des gérantes d’usine, des cheffes de projet industriel ou bien encore exerçant dans le domaine des jeux vidéo » confie la chercheuse.
La normalienne considère la recherche comme « un monde merveilleux, presque de jeux, où l’on abat sans cesse les murs de l’ignorance », où il est essentiel de ne jamais avoir peur de ses idées ou de ses questions. « Il n’y a pas de mauvaise question. La question la plus simple sera parfois la plus pertinente. » Il faut aussi ne pas avoir peur de la simplicité dans la réponse, car « le raisonnement le plus simple sera aussi le mieux compris. »
Et aux lycéens qui hésiteraient à rejoindre l’École, elle rappelle aussi que « l’ENS permet d’accéder à nombre d’autres carrières qui sont tout aussi méritantes et inspirantes : de la recherche en industrie à la pointe des questions d’aujourd’hui comme l’intelligence artificielle dans les GAFA, les panneaux solaires chez les grandes entreprises françaises, en passant par des start-ups technologiques jusqu’à des postes de stratégie… Si vous n’êtes pas encore décidés quant à votre future carrière, ne vous fermez pas de portes », conclue-t-elle en s’adressant à toutes et tous les scientifiques en devenir.


(1) Source : S. Balibar, chapitre de Demain la physique, Éditions Odile Jacob (2004)

(2) "The world cannot afford the loss of the talents of half its people if we are to solve the many problems which beset us." extrait du discours de remise de prix Nobel de Médecine de Rosalyn Yalow (1977)