« La lecture des médias nous montre à quel point l’Antiquité est sollicitée pour répondre aux grandes questions actuelles »

Rencontre avec Mathilde Lencou-Barême, maître de conférences de latin à l’ENS, récompensée par un Venus International Women Award

Créé le
21 mai 2024
DOSSIER - LES HUMANITÉS À L'ENS-PSL
En mars 2024, Mathilde Lencou-Barême, maître de conférences de latin à l’ENS-PSL, recevait un Venus International Women Award, lors d’une cérémonie à Chennai, en Inde. Ce prix honorifique, décerné par la Venus International Foundation récompense chaque année les travaux et la carrière de femmes scientifiques du monde entier.
Dans cet entretien, la latiniste revient sur son parcours ainsi que sur le rôle des sciences de l’Antiquité face aux grandes problématiques contemporaines.
Mathilde Lencou-Barême
Mathilde Lencou-Barême lors de la cérémonie de remise du Prix Venus International Women Award à Chennai, en Inde en mars 2024

Pouvez-vous vous présenter ? Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter dans la recherche, plus précisément dans l’histoire et archéologie des mondes anciens ?

Mathilde Lencou-Barême : J’ai grandi à Maisons-Laffitte, dans la banlieue de Paris. J’ai étudié le grec et le latin dès le collège, aidée au lycée par les cours proposés par le CNED, le centre national d’enseignement à distance, car j’étais en section scientifique et ne pouvais suivre les cours de langues anciennes, incompatibles avec mon emploi du temps. Après des classes préparatoires aux lycées Condorcet et Henri-IV, je suis entrée en 1989 à l’École normale supérieure où j’ai suivi un double cursus, en philosophie et en Lettres classiques, vers lesquelles je me suis finalement spécialisée, passant l’agrégation dans cette section. L’influence familiale - ma grand-mère et ma mère étaient professeurs de Lettres classiques, des voyages merveilleux en Italie, le goût pour les langues ont motivé ce choix, mais aussi la formation très solide reçue à l’École en sciences de l’Antiquité : elle était très complète, dans une atmosphère agréable. La fréquentation de l’Université de Nanterre, où enseignait ma directrice de mémoire puis de thèse, Agnès Rouveret, m’a aussi beaucoup apporté.

En quoi consistent vos recherches aujourd’hui ?

Mathilde Lencou-Barême : Intéressée par les phénomènes de migrations, de transferts culturels, j’ai tout de suite travaillé sur la Grande Grèce, c’est-à-dire les cités que les Grecs ont fondées en Italie du Sud entre le VIIIe et le Ve siècles av. J.-C. et qui ont été le terreau de grands mouvements philosophiques et artistiques. J’ai alors remarqué que les auteurs latins avaient du mal à reconnaître l’importance de cet héritage reçu sur le sol même de l’Italie et j’ai consacré ma thèse à l’image qu’ils donnaient de la Grande Grèce : cela m’a amenée, grâce à la formation reçue à l’ENS-PSL, en philologie, une discipline qui se concentre sur l’étude des textes, et à éditer et commenter un livre de Tite-Live, le grand historien de Rome, et Servius, un commentateur plus tardif de Virgile, qui nous a transmis de précieux éléments de la culture classique. Actuellement, je travaille en particulier sur le premier projet, qui devrait déboucher sur un livre de la collection « Budé », au format bilingue latin-français.

« Ce prix est pour moi la reconnaissance du courage que manifestent les femmes lorsqu’elles poursuivent une carrière scientifique. »

En mars dernier, vous receviez un Venus International Women Award en tant que chercheuse en lettres classiques. Qu’est-ce que ce prix représente pour vous ?

Mathilde Lencou-Barême : Ce prix a été une grande surprise et a été l’occasion de découvrir une toute petite partie de l’Inde, un pays quasi mythique pour une antiquisante et qui est, de fait, fascinant. Le prix existe depuis huit ans et récompense 50 femmes par an, dans tous les domaines : la majorité des lauréates appartenaient au sous-continent indien, mais quelques Européennes étaient présentes ; nous avons reçu un accueil très chaleureux. Ce prix est pour moi la reconnaissance du courage que manifestent les femmes lorsqu’elles poursuivent une carrière scientifique. À titre personnel, je suis mère de cinq enfants et il m’est encore difficile de concilier ma vie de famille et mon métier d’enseignante-chercheuse, qu’il n’est pas toujours facile de faire reconnaître comme une activité chronophage.

Quelles sont les recherches pour lesquelles vous avez été récompensée ?

Mathilde Lencou-Barême : Le prix récompense davantage un parcours que des travaux précis ; j’ai appris que la publication de ma thèse en particulier, avait été appréciée, le fait que je travaille sur les questions de mémoire et de géographie antiques a aussi compté, ainsi que mon expérience d’enseignement et engagement dans la diffusion de la culture antique auprès d’un public plus large.

Comment avez-vous vu évoluer les sciences de l’Antiquité depuis le début de votre carrière ?

Mathilde Lencou-Barême : Il est certain que depuis trente ans à l’université, le nombre d’étudiants en langues anciennes, sinon en histoire ancienne, a chuté, à la suite de la baisse des effectifs d’élèves étudiant ces langues au collège et au lycée. Cependant, l’ENS-PSL attire toujours un vivier assez stable d’antiquisants excellents et passionnés, qui profitent de la formation très variée et spécialisée que nous offrons. L’histoire des langues rares suscite des vocations, l’archéologie est aussi un domaine très apprécié. Les élèves de notre département confortent, par des initiatives toujours plus énergiques, les efforts de nos collègues du secondaire pour faire connaître les langues anciennes aux jeunes, c’est une évolution remarquable depuis mes débuts. L’inquiétude concerne surtout les postes que les jeunes docteurs trouveront. Des périodes de vaches maigres ont déjà existé, il faut souhaiter et encourager une évolution favorable.

« Il faut que nous nous adaptions à l’évolution de la société qui attend des réponses rapides, alors que notre travail est lent et patient. »

Quels sont les grands enjeux actuels pour les sciences de l’Antiquité selon vous ?

Mathilde Lencou-Barême : Il faut que les langues anciennes continuent à être enseignées dans le secondaire, c’est fondamental, même si certains commencent avec succès l’étude du grec et du latin dans le supérieur. Il faut aussi que nous nous adaptions — mais le processus est bien engagé, en particulier grâce aux jeunes — à l’évolution de la société qui attend des réponses rapides, alors que notre travail est lent et patient. La question de la réception de l’Antiquité, du Moyen Âge à aujourd’hui, est un domaine qu’il faut impérativement développer et qui permet des collaborations avec les autres disciplines. Il faut aussi que la formation en Sciences de l’Antiquité, exigeante, solide, soit mieux reconnue, par exemple pour les recrutements en entreprise.

Inversement, en quoi les sciences de l’Antiquité - et vos recherches en particulier - peuvent-elles nous aider à mieux comprendre le monde d’aujourd’hui et répondre aux défis des grands enjeux contemporains ?

Mathilde Lencou-Barême : La lecture des médias nous montre à quel point l’Antiquité est sollicitée pour répondre aux questions actuelles, dans le domaine, en particulier, de la politique, de l’art, des questions existentielles, mais la liste peut être développée. Ce qu’on a appelé « le miracle grec » témoigne d’une intelligence de la place de l’homme dans le monde qui n’a rien perdu de son actualité. En ce qui me concerne, l’analyse que donne l’historien Tite-Live des conflits politiques de la République romaine, de la manière dont Rome a conquis le territoire de l’Italie peut nous aider à comprendre ce qui se passe aujourd’hui en France et dans le monde. Le témoignage des auteurs anciens permet aussi de connaître les évolutions du sentiment religieux. Enfin, l’intérêt très fort pour le patrimoine a tout à gagner d’une meilleure connaissance de l’Antiquité, car les artistes possédaient souvent une culture antique très solide.

« L’interdisciplinarité est une réalité constante et fructueuse dans notre travail. »

Vous êtes maître de conférences de latin à l’ENS-PSL. Qu’est-ce que cela vous apporte de travailler au sein de cet établissement ?

Mathilde Lencou-Barême : C’est une chance dont je mesure chaque jour le prix : nous sommes une équipe à dimensions humaines, tout en formant un ensemble imposant avec le laboratoire CNRS-AOROC (Archéologie d’Orient et d’Occident), ce qui permet des collaborations fructueuses pour la recherche comme pour l’enseignement. Les élèves sont doués et attachants ; je travaille beaucoup aussi avec ma collègue d’histoire romaine et avec une collègue helléniste qui est aussi archéologue. L’interdisciplinarité est une réalité constante et fructueuse dans notre travail. Nos projets sont bien accueillis et facilités par l’École normale.

Quel(s) conseil(s) pourriez-vous donner à toute personne qui souhaiterait se diriger vers l’étude des sciences de l’Antiquité, plus particulièrement vers une carrière de chercheur ou de chercheuse dans ce domaine ?

Mathilde Lencou-Barême : Je l’encouragerais à mener à bien ce beau projet, sans cacher les difficultés - mais elles ne concernent pas notre seul domaine - pour obtenir un poste stable. La formation est exigeante, il faut apprendre des langues qui nécessitent des efforts, mais offrent beaucoup de satisfactions. Je lui dirais de regarder très tôt du côté de l’international, et donc d’étudier plusieurs langues vivantes, parce que c’est nécessaire aujourd’hui dans un profil d’enseignant-chercheur et que l’on peut trouver un endroit dans lequel on peut poursuivre sa recherche dans les meilleures conditions, sur tous les plans.