« Montrer que nos travaux sont socialement nécessaires et investir davantage l’enseignement, l’édition commerciale et les projets grand public »

Portrait d'Edoardo Cagnan, post-doctorant à l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM)

Créé le
16 mai 2024
DOSSIER - LES HUMANITÉS À L'ENS-PSL
Edoardo Cagnan est docteur en langue et littérature françaises et post-doctorant à l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM). En 2022, sous la direction de Jacques Dürrenmatt et de Mbaye Diouf, il a soutenu une thèse intitulée « Styles de positionnement : Léopold Sédar Senghor et Ousmane Sembène au tournant de l’indépendance (1956-1966) ». Portrait du jeune chercheur italien, entre humanités numériques et défis de la recherche.
Edoardo Cagnan

De l'Italie à Senghor

Edoardo Cagnan est né en Italie. Après dix-neuf ans dans son pays natal, il arrive à Paris pour commencer ses études supérieures. Après un bref passage en hypokhâgne, il étudie à la Sorbonne. « Je commence d’abord une Licence de Lettres modernes, puis, simultanément, un Master de Langue française et un Master d’Études italiennes. ». Après l’agrégation, il part à Montréal pour commencer à l’Université McGill, sous la direction de M. Mbaye Diouf, une thèse qui est devenue une cotutelle, avec Sorbonne Université, sous la direction de M. Jacques Dürrenmatt. Son souhait était d’abord d’étudier un corpus francophone sénégalais. Le choix s’est vite porté sur le poète-président Léopold Sédar Senghor et le romancier-cinéaste Ousmane Sembène, « mais en adoptant les outils de la stylistique et de l’analyse du discours, une approche qui – à l’exception peut-être de  Dominique Combe (ENS, LILA) – a été peu explorée par les études francophones : une cotutelle était donc indispensable ».

C’est en octobre 2022, que Claire Riffard (ITEM, ENS/CNRS) l’a invité à participer à la fondation d’un groupe de recherche international sur Léopold Sédar Senghor, en partenariat avec l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar. Dans la continuité de son doctorat, il s’intéresse donc à la production du poète-président. C’est à ce moment-là qu’il s’intéresse à une dimension génétique, qui était restée très partielle dans sa thèse à cause de la fermeture des archives et des limitations de voyage pendant la pandémie. Ce contrat postdoctoral, co-encadré par l’EUR Translitteræ et la BnF lui offre en effet l’occasion de me pencher sur les manuscrits littéraires, conservés à Paris sur le site Richelieu.

Mais comme Senghor était à la fois poète, homme politique, théoricien, linguiste, Edoardo Cagnan s’intéresse, avec les autres membres du groupe de recherche « à l’ensemble de sa production et de ses archives, hétéroclites et internationales. De plus, comme Senghor était au centre du champ littéraire et du champ politique, l’étudier revient à étudier toute une époque et tout un monde ». Il ajoute que ce travail permet d’avoir une image bien plus large de cet auteur et de son œuvre, mais aussi de comprendre la complexité de sa réception, qui n’est pas la même en France et au Sénégal. Et c’est d’autant cette différence de réception qui amène une dimension internationale et une nécessité de partager ces archives.

Les Humanités et le numérique

Pour le groupe Senghor comme pour l’équipe « Manuscrits francophones » de l’ITEM, le numérique est fondamental : leur travail est par nature international, les auteurs et les autrices ainsi les archives qu’ils étudient, les collègues avec lesquels ils collaborent, les publics auxquels ils s’adressent, relèvent d’un caractère international.

C’est ici où entrent en jeu les Humanités Numériques. Pour Edoardo, l’idée est de créer un site hébergé par la plateforme EMAN (THALIM, ENS/Sorbonne Nouvelle/CNRS), dans lequel seraient rassemblées les archives de et sur Senghor que le groupe a pu consulter jusqu’à présent en France et au Sénégal, mais aussi en Allemagne. Bien qu’il n’ait rejoint officiellement l’ENS et la BnF qu’en 2023, Edoardo a vite eu l’impression que « le partage des savoirs, tant archivistiques que disciplinaires, était au centre du travail de ces deux institutions ». Quant au rapport ente le numérique et la genèse des textes, il sait qu’il existe des logiciels qui permettent la reconnaissance automatique des manuscrits, ce qu’il estime formidable, mais que « la machine ne peut pas remplacer le cœur véritable de notre travail, qui est l’analyse et l’interprétation du processus d’écriture ». Par exemple, « le fonds Senghor constitue un sujet assez parlant : quand on compare deux versions d’un poème, on peut être déçu de ne pas constater des changements spectaculaires, car ses variations nous obligent à nous intéresser aux détails, notamment à la ponctuation, et à proposer des études stylistiques poussées – mais c’est là tout le plaisir du texte ».

La recherche et ses défis

Comment voit-il la recherche, et qu’est-ce qu’elle lui a apporté ? D’abord à la Sorbonne puis à McGill, il confie qu’il « avait déjà eu de très belles expériences de recherche, mais le travail à l’ITEM [m’]a permis de donner à [mon] travail une dimension vraiment collective ». Au-delà de journées d’étude et de numéros de revue, il codirige avec M. Alioune Diaw (UCAD) un projet d’édition critique de l’œuvre de Senghor : « à ce stade, ce projet rassemble déjà une dizaine de chercheurs et de chercheuses qui forment des binômes franco-sénégalais travaillant aux appareils critiques des recueils poétiques, mais aussi des étudiants et étudiantes-stagiaires que nous avons pu recruter pour nous aider dans l’établissement du texte ». Il rejoint la codirection de l’équipe « Manuscrits francophones », après la proposition de Claire Riffard (ITEM), ce qui lui permet également de dialoguer avec des collègues travaillant sur des corpus vietnamiens, maghrébins ou antillais, mais aussi d’envisager des ouvertures vers de nouveaux corpus, notamment au Québec.

Pour lui, le plus grand défi est sans doute la gestion de la précarité. Edoardo n’est pas de ceux qui enjoliverait la réalité. « Au-delà des inquiétudes, il n’est pas toujours facile d’envisager des projets à long terme sans savoir où on sera l’année suivante, et dans quelles conditions. Ces difficultés sont redoublées, à une échelle plus globale, par un monde de la recherche fortement menacé par les restrictions budgétaires. À titre d’exemple, l’EUR Translitteræ, qui rassemblait plusieurs laboratoires de PSL et qui finançait plusieurs contrats doctoraux et postdoctoraux, dont le mien, vient d’être arreté. Je crois que les jeunes générations de chercheurs et de chercheuses feront face à un défi, qui consiste à envisager la recherche autrement

En ce qui concerne l’avenir de la recherche, Edoardo reste prudent, et voit et voit la nécessité d’une évolution pragmatique des travaux de recherche. « Plus que jamais, il nous faudra montrer que nos travaux sont socialement nécessaires et, pour ce faire, je pense qu’il nous faudra investir davantage l’enseignement, l’édition commerciale et les projets grand public. Même si je vois les contraintes et les limites d’une telle reconfiguration – comment valoriser, par exemple, les corpus les plus marginaux ou les moins « populaires », qui ne manquent pas d’intérêt scientifique ? –, il ne faudra pas voir en cette démarche une dégradation du métier de chercheur, mais une manière plus pragmatique de le faire ».

Si Edoardo devait donner des conseils à celles et ceux qui souhaitent se lancer dans la recherche, ce qui lui semble important, c’est de ne pas rester trop seul face à son objet de recherche. « La solitude est une mauvaise chose dans le métier de chercheur », même si celui-ci semble nécessiter de premier abord de la solitude qui celui-ci pouvant apparaître au premier abord assez solitaire. De nos jours, dans les sciences humaines, « le métier de « pur » chercheur ou de « pure » chercheuse est déjà très rare » mais « il ne faut pas renoncer à la recherche pour autant ». Il est préférable d’acquérir une expertise technique particulière, de s’ouvrir à l’international et, surtout, d’articuler la recherche avec un autre secteur professionnel comme l’enseignement ou la conservation du patrimoine dans des bibliothèques ou des musées.